Haute-savane
Tournemine sans voix, se demandant quelle incongruité il avait bien pu émettre dans une définition somme toute assez classique. Le rire d’ailleurs cessa très vite, coupé net comme un robinet que l’on ferme. D’un seul coup, Washington avait repris tout son sérieux.
— Pardonnez-moi, mon garçon ! Je n’avais nullement l’intention de me moquer de vous, dit-il en considérant la mine incertaine de son compagnon. C’est le mot réunion harmonieuse qui m’a mis en joie. Où diable avez-vous pris qu’un Congrès était une réunion harmonieuse ?
— Ne l’est-elle pas puisqu’elle assemble ceux qui portent avec eux les vœux et les espoirs d’un peuple ?
— Non. Chez nous, en tout cas, elle ne l’est pas et vous venez sans vous en douter d’apporter l’explication à ce phénomène que constitue le Congrès. Vous avez dit : un peuple. Or, justement, les treize États qui se sont jetés dans la guerre libératrice ne constituent pas un peuple. Je dirais même qu’ils s’en éloignent de plus en plus…
— Est-ce possible ?
— Malheureusement oui. Voyez-vous, les États semblent à présent aussi différents les uns des autres que l’étaient jadis Athènes de Sparte et Argos de Thèbes. Oh ! certes, il y a un lien entre eux : les articles de Confédération acceptés par tous. Mais que prévoient ces articles ? Un Congrès où chaque État disposera d’une voix et où l’opposition d’un seul État peut empêcher le vote d’une loi d’intérêt général. Le président du Congrès, le général Saint Clair, n’a pas la moindre puissance, aucune autorité légale et le pays n’a pas de chef. D’ailleurs, il n’existe aucune Cour de Justice capable de faire appliquer les décisions communes. L’autorité fédérale est aussi décriée à l’intérieur qu’à l’extérieur. L’an passé, dans le Massachusetts, nous avons eu un début de révolte qui a bien failli dégénérer en une guerre civile menée par un vétéran de Bunker Hill, un certain Samuel Shays. Et, si vous tenez vraiment à ce que je vous dise toute la vérité, apprenez ceci : l’anarchie et la désunion sont si grandes que l’on parle actuellement de partager l’Amérique en plusieurs confédérations et même en treize républiques indépendantes. Voilà où nous en sommes à quatre ans du traité de paix ! Ce n’est pas tout que de gagner une guerre. Si l’on ne sait que faire de sa victoire, on a perdu son temps et les morts se sont sacrifiés pour rien…
La foudre tombant devant les sabots de son cheval aurait moins stupéfié Gilles que cette soudaine, violente et rageuse sortie d’un homme qu’il considérait, à juste titre, comme l’un des esprits les plus grands et les mieux équilibrés de son temps. On était à cent lieues d’imaginer, en France, que les choses en fussent arrivées si vite à un tel état de détérioration.
— C’est effrayant ! soupira-t-il. Si je comprends bien, le Congrès est incapable de payer la moindre dette de guerre ?
— Incapable. Il a bien émis une sorte de monnaie que nous appelons le dollar continental, mais les gens ont plutôt tendance à s’en servir pour tapisser leurs cuisines.
— Mais, pourtant, cet immense pays devrait être riche…
— Il l’est… fabuleusement. Les dégâts de guerre sont minimes, les dépouilles à partager considérables. Il y a le domaine de la Couronne anglaise et toutes ces terres au-delà des monts Alleghanys que s’était jadis réservées l’Angleterre. Il y a les loyers que l’on payait jadis aux propriétaires ou à la Couronne. Il y a les biens des tories que nous avons pratiquement jetés à la mer… seulement cela n’empêche que commerce et industrie périclitent et qu’un marchand de New York continue à se méfier comme de la peste d’un planteur du Sud incapable, selon lui, de comprendre quelque chose à ses problèmes personnels… les seuls qui l’intéressent.
Les deux hommes chevauchèrent un instant en silence. Gilles se sentait mal à l’aise dans son rôle de créancier. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de plaindre davantage les braves gens de France qui, par pure idéologie, avaient jeté leurs économies dans le creuset américain que l’incroyable conglomérat d’égoïstes forcenés dont semblait être essentiellement composé le Congrès d’Annapolis. Et il ne parvenait pas à comprendre ce que faisaient de leur temps les grands hommes qui avaient
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