Haute-savane
créature avait-elle pu se faire en un si court laps de temps ? À moins que ce ne fût le crime d’un rôdeur mais alors dans quel but ? Rozenn n’avait jamais un sou vaillant sur elle et elle n’était plus à l’âge où une femme se voit exposée aux entreprises masculines. Une erreur ? C’était absolument improbable. Et puis que faisait-elle au petit jour sur le bord de la rivière, à un bon demi-mile de la maison ?
Incapable, dans l’état actuel de la question, de lui trouver une réponse convenable, Gilles la posa tout naturellement à Pongo dont la sagacité venait de se révéler si brillamment. L’assassin, en maquillant son crime en accident, avait fait preuve d’une totale ignorance de l’espèce de génie des Indiens quand il s’agissait de relever une piste.
— As-tu, lui dit-il, une idée de celui qui a pu commettre ce meurtre abominable ? Un rôdeur ? L’un des domestiques avec qui Rozenn aurait pu avoir une prise de bec ? Elle n’avait pas sa langue dans sa poche ni d’ailleurs ses yeux. Elle avait pu surprendre un voleur qui l’aurait attirée ici sous un prétexte quelconque ?
Pongo hocha la tête.
— Moi pas savoir. Savoir seulement une chose : meurtrier être femme.
— Une… femme ? souffla Gilles, abasourdi. Mais qu’est-ce qui te le fait dire ?
L’ancien sorcier tendit le bras vers un bouquet d’arbres qui se trouvait à quelque distance, au flanc de la colline.
— Cherché et trouvé traces là, derrière arbres. Pas celles d’un homme. Trop petites. Et puis… trouvé aussi ça… accroché à buisson.
À la lumière de la lanterne, Tournemine vit, au creux de la main brune, un tout petit fragment de dentelle. Il le prit, le tourna et le retourna avec une répugnance extrême, envahi qu’il était d’une horreur proche de la panique. Cette dentelle, fine et délicate, avait dû coûter trop cher pour la bourse d’une servante… L’idée qui lui vint alors était si atroce qu’il la repoussa loin de lui avec rage.
Fourrant le léger vestige dans sa poche, il grogna :
— Rentrons, à présent. J’ai eu, pour ce soir, mon compte d’émotion. Demain, j’essaierai de savoir à qui appartient ce bout de dentelle. Mais merci à toi, ami Pongo ! Grâce à cela je découvrirai la meurtrière de Rozenn et je lui ferai payer son crime, oui, sur ma vie, elle le paiera, fût-elle ma…
Il s’arrêta, n’osant formuler, même dans ce lieu obscur et solitaire et pour les seules oreilles de Pongo, le soupçon abominable qui lui venait.
En silence, les deux hommes reprirent le chemin de la maison mais, tandis qu’ils gravissaient lentement la douce pente de la colline que Mount Morris couronnait si gracieusement, l’esprit de Gilles travaillait à toute vitesse. Le merveilleux enregistreur qu’était sa mémoire lui montrait Rozenn debout dans la chambre des cartes du Gerfaut , visage pétrifié de vieux bois que la lumière des chandelles creusait d’ombres sinistres, Rozenn, les bras croisés, réclamant, telle une prêtresse des temps de ténèbres, un châtiment exemplaire pour Judith, coupable de porter au grand jour le nom de Tournemine et, dans l’ombre de ses entrailles, le fruit de ses amours avec un misérable.
— Chez nous, jadis, on jetait à la mer la femme adultère et chez les Tournemine on n’a jamais permis à celle qui manquait à l’honneur d’étaler au soleil le fruit de sa faute… en admettant qu’on voulût bien lui permettre de vivre encore !
L’évocation fut si nette qu’il crut entendre, dans le vent nocturne qui se levait, la voix âpre, si dure, de la vieille Bretonne. Se pouvait-il qu’elle eût, en dépit de sa défense, tenté quelque chose contre Judith, que celle-ci s’en fût aperçue et eût décidé de se débarrasser, en simulant un accident, d’une compagne dangereuse ?
Comme lui-même – encore qu’ils fussent alors séparés par l’abîme infranchissable qui éloignait un bâtard d’une damoiselle – Judith de Saint-Mélaine avait connu une enfance misérable, dans le lugubre manoir du Frêne. Élevée entre deux garçons retournés pratiquement à l’état de brutes, elle avait poussé un peu n’importe comment, à la manière d’un rameau sauvage jusqu’à son entrée au couvent de Notre-Dame-de-la-Joie à Hennebont. Elle avait couru les champs, les bois, grimpant aux arbres et peut-être bien que ces deux fauves nommés Tudal et Morvan lui avaient appris le maniement
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