Haute-savane
hésitant.
Il venait de commencer à descendre l’échelle de corde pendant au flanc du navire quand, brusquement, il releva la tête, chercha Tournemine qui, planté près du grand mât, mains aux dos et jambes écartées, l’observait.
— Si vous aviez encore besoin de moi, cria-t-il, cherchez l’échoppe de M. Tsing-Tcha 3 , l’apothicaire chinois du marché aux herbes. C’est là que j’habite.
— Même si ce besoin se situe à « Haute-Savane » ? persifla Gilles.
— Même. Quand un fou rencontre encore plus fou que lui, il se doit à lui-même de lui venir en aide. Je vous souhaite bonne chance, monsieur le chevalier…
— Bonne chance à vous aussi, docteur Finnegan.
Le soleil au zénith brûlait la mer et la terre. Les bruits du port peu à peu s’engourdirent, laissant la parole au clapotis léger des vagues contre les coques des navires à l’ancre.
1 . L’ancienne partie française de l’île a, d’ailleurs, avec l’indépendance, retrouvé l’ancien nom puisque c’est de nos jours Haïti, la partie espagnole étant la République dominicaine.
2 . On appelait ainsi les esclaves les mieux bâtis.
3 . « Thé Vert ».
CHAPITRE VIII
LE PREMIER JOUR
Il était écrit quelque part qu’en dépit de sa hâte à faire connaissance avec son nouveau domaine, Gilles de Tournemine serait obligé de retarder son départ. En effet, lorsqu’il se présenta, au début de l’après-midi, devant la belle maison ocre aux balcons à l’espagnole qui abritait, rue Dauphine, l’étude et la vie familiale de maître Maublanc, notaire de la famille Ferronnet, afin de régulariser avec lui les actes passés à New York chez maître Hawkins, il ne put obtenir d’être reçu par le tabellion. Un grand nègre à la mine importante, vêtu d’une livrée de soie bleue et portant perruque, lui apprit que « missié notai’e » était au fond de son lit avec la fièvre, une grosse angine, et l’interdiction absolue de bouger comme de recevoir.
Néanmoins, averti de la présence de ce visiteur de marque et surtout du but de sa visite, il fit ouvrir devant lui un petit salon jaune dans lequel un superbe ara bleu semblait résider à demeure au milieu d’une abondance de fleurs et lui dépêcha sa femme. C’est ainsi que Gilles put voir de près, pour la première fois, une de ces fameuses créoles qui, en Europe, alimentaient assez fréquemment les conversations masculines.
Celle-là n’était plus de la toute première jeunesse mais l’âge mûr, atteint dans une vie essentiellement paresseuse et abritée d’un soleil trop ardent, l’avait dotée de formes moelleuses et d’une peau encore fraîche, d’une délicate couleur ivoirine que le généreux décolleté de son « déshabillé 1 » en mousseline des Indes révélait avec abondance. Des branches de jasmin piquées dans des cheveux couleur d’acajou coiffés « en négligé » lui donnaient, en outre, beaucoup plus l’air, selon l’éthique personnelle de Gilles, d’une dame de petite vertu que d’une épouse de notaire telle que le modèle s’en perpétuait en France. Mais les nombreux bijoux d’or, chaînes, bracelets, bagues et colliers qui tintinnabulaient sur elle faisaient grand honneur à la fortune de son mari.
— Ah ! monsieur le chevalier, quel dommage, en vérité ! Quel affreux manque de chance que mon époux ait pris cette malencontreuse maladie. Nous vous attendions avec tant d’impatience depuis que M. de Ferronnet a écrit pour nous annoncer la vente de ses terres ! Il l’a fait en termes si flatteurs pour vous que nous brûlions de vous accueillir. Il est si agréable d’avoir de nouveaux « habitants » de qualité ! Les propriétaires de plantation n’ont que trop tendance à demeurer en France et à nous abandonner à nos maigres ressources…
— Je suis là pour rester, madame, et, puisque j’ai l’honneur de vous saluer présentement, je regrette moins de ne pas rencontrer maître Maublanc.
— D’autant que vous n’attendrez pas très longtemps. Mon mari m’a chargée de vous dire qu’il s’efforcera de vous recevoir : après-demain en fin d’après-midi, quel que soit l’état de sa santé. Vous devez avoir hâte, naturellement, de vous rendre chez vous… ?
— Naturellement. Je pense d’ailleurs m’y rendre dès demain pour un premier contact, laissant ma femme et la plupart de mes gens sur mon bateau.
— Dès demain ? Quelle hâte ! Pourquoi
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