Helvétie
blouses bleues des paysans ne montraient ni trou ni tache ou paraissaient convenablement ravaudées. Les bonnets et les tabliers des femmes rayonnaient de blancheur.
L’impression première du capitaine Fontsalte fut que cette ville paraissait riche, sans ostentation, et qu’on y menait, tout en prenant son temps, une vie active, organisée, mais dénuée de la componction étudiée qu’il avait remarquée chez les Genevois. L’officier ne se trompait pas.
Vevey, agréable cité vaudoise de près de trois mille habitants, séduisait tous ceux qui l’approchaient. Les vignobles, source de la prospérité locale, cascadaient sur les flancs du mont Pèlerin jusqu’à l’ancien rempart, clôture médiévale sérieusement ébréchée qui, du côté de la montagne, délimitait encore la zone urbaine. Celle-ci s’allongeait mollement, d’ouest en est, en épousant la forme d’un triangle effilé dont la base, constituée par la rive du lac, allait de la Veveyse, torrent capricieux, jusqu’à la rivière Ognonaz, frontière de la ville avec la commune jumelle de La Tour-de-Peilz.
L’artère majeure, reliant les quartiers extrêmes de l’agglomération, dits bourg de Villeneuve et bourg de Bottonens, suivait, à l’intérieur de la ville, une ligne parallèle au contour du lac. De chaque côté de cette rue principale s’échappaient, diver ticules inégaux, des voies tortueuses conduisant soit au Léman, soit aux quartiers de l’intérieur et, par-delà, aux vignes et aux champs. Au long des berges du lac, le mur épais, autrefois construit pour protéger la cité médiévale des attaques par eau, et dont certaines parties dataient du xii e siècle, avait souvent fourni en pierres taillées tous ceux qui voulaient construire leur maison. Les vestiges de ce dépeçage ne constituaient plus qu’une succession de terrasses et de musoirs plantés de marronniers, au pied desquels s’étalaient des jardins potagers ou d’agrément. De place en place, sur la rive couverte de galets, des bosquets ombrageaient les espaces sans cultures, où les amoureux se donnaient rendez-vous à la nuit tombée, pour rêvasser, main dans la main, au clair de lune.
À chaque extrémité de la voie principale, qui s’étirait en changeant plusieurs fois de nom, mais que tous les Veveysans nommaient rue d’Italie, deux portes, à prétention monumentale, indiquaient au voyageur qu’il entrait ou sortait d’une cité protégée, où tous les avantages de la civilisation se trouvaient réunis.
Mieux encore que les citadins circulant dans les ruelles, les bateliers naviguant sur le lac apercevaient, à flanc de montagne, au-dessus des prés communaux et sous le grand cimetière, posée sur une esplanade boisée comme un reliquaire sur son piédestal, l’église Saint-Martin, sanctuaire de la ville. Dominant la cité, le gros clocher carré, véritable donjon flanqué, en guise de poivrières, de quatre clochetons effilés, rassurait comme un guetteur.
Construit par les catholiques au xiii e siècle, l’édifice religieux avait été, ainsi que tous ceux du canton, dévolu au culte protestant quand la Réformation, introduite par Leurs Excellences de Berne, avait triomphé à Vevey, le 2 juillet 1536. Au cours de la nuit qui avait précédé cette conversion imposée, cinq nonnes de l’ordre des Clarisses, redoutant des exactions, avaient déserté leur couvent. Laissant l’église Sainte-Claire aux huguenots, elles s’étaient embarquées pour Évian. Dès cette époque, les catholiques, privés de leurs curés et de leurs lieux de culte, étaient entrés en clandestinité.
Il avait fallu attendre 1793 pour que, paradoxe historique, les Vaudois, convaincus depuis deux siècles du bien-fondé de la Réforme, mais indignés par les sanglants abus de la Révolution française, donnent des preuves de charité chrétienne et de tolérance religieuse. C’est avec la même générosité autrefois manifestée par leurs ancêtres pour héberger les huguenots persécutés qu’ils avaient accueilli les prêtres réfractaires, les nobles, les officiers et les immigrés catholiques français, promis à la guillotine.
La présence de ces monarchistes – plus de mille dans le canton de Vaud – avait vite inquiété le Directoire et c’est à sa demande que les immigrés français, nouveaux proscrits de la foi, avaient reçu, dès 1796, injonction du gouvernement de Berne d’avoir à quitter
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