Helvétie
intima grossièrement à ses hommes l’ordre de se taire. Il regarda le cheval de charge qui, docile, suivait les chasseurs, puis évalua avec envie le volume des sacoches de cuir.
Ce matin-là, entre Genève et Villeneuve, entre Petit-Lac et Grand-Lac, comme disent les gens du pays, la route côtière était encombrée de chars, de tombereaux, de charrettes et de chariots transportant des caisses de biscuits, des rations, des tonneaux d’eau-de-vie, des couvertures, destinés aux unités qui bivouaquaient au long de la rive nord du Léman. La route épousait le tracé capricieux d’un ancien chemin muletier, un peu élargi et empierré par endroits, cinquante ans plus tôt, quand le développement de la culture de la vigne, et partant du commerce des vins, avait obligé les autorités à effectuer quelques travaux pour faciliter la circulation. Malgré ces aménagements, certains passages étaient encore si étroits que deux charrettes ne pouvaient s’y croiser. Le charretier habitué au parcours, qui entendait au loin les grelots d’un attelage venant à sa rencontre, rangeait le sien sur un des refuges aménagés pour faciliter les croisements et attendait patiemment. Dès les premières incursions des troupes françaises en Suisse, en 1798, quand le canton de Vaud, qui s’était proclamé République lémanique, avait demandé la protection de la France contre les Bernois, les sapeurs du génie avaient, par-ci par-là, rogné la montagne pour rendre moins malaisé le roulage des canons.
Depuis qu’au mois d’avril 1800 l’avant-garde de l’armée de réserve cheminait au bord du Léman, de nouvelles compagnies du génie, à la demande de l’état-major, s’efforçaient de rendre l’unique voie côtière plus carrossable. Les ingénieurs se décla raient prêts à faire sauter des pans de roche et à entailler largement le flanc de la montagne pour élargir la route, mais les vignerons, pour qui deux pieds 2 carrés de terre retenus par trois cailloux s’évaluaient en sueur avant de s’estimer en décis 3 de vin, veillaient sur les parchets, le raclet ou la serpe à la main. Ils auraient sorti le fusil pour quelques pieds de vigne arrachés par les soldats. La troupe en déplacement devait donc s’accommoder de la topographie du vignoble vaudois, de la vigilance ombrageuse des paysans et passer son chemin sans trop causer de dégâts !
Les charretiers civils, loués sur place avec leur véhicule et leurs chevaux, circulaient adroitement et sans se plaindre. Ces gens connaissaient les chemins du pays, respectaient vignes et champs, savaient aborder posément les côtes et retenir leurs bêtes sur les pentes. Plus lents, plus hésitants et moins scrupuleux étaient les militaires conduisant les convois d’artillerie. Tirés par des attelages à six chevaux pour les grosses pièces de 12, à quatre chevaux pour les pièces de 8 et les obusiers, les canons, suivis de leurs caissons de munitions, devaient jouir, d’après l’état-major, d’une priorité que les artilleurs ne manquaient jamais de rappeler aux gêneurs avec une vigueur de langage qui amusait les paysans, faisait rougir les filles et s’indigner les pasteurs. D’où la difficulté des dépassements, même pour un officier en mission spéciale, suivi de son ordonnance et de son cheval de charge !
Après un temps de trot, les deux cavaliers s’écartèrent de la route, à l’entrée d’un village, et firent halte près d’un abreuvoir. Tandis que les chevaux se désaltéraient, Fontsalte, les mains croisées sur le pommeau de la selle, contempla le paysage qui s’offrait au regard. En contrebas de la route, le Léman, couleur d’étain, frissonnait sous le léger vent d’est, gorgé d’une saine fraîcheur aspirée sur les cimes enneigées. Une grande barque noire, ventrue, longeait la berge. Ses deux voiles latines, dressées en oreilles, lui conféraient, de loin, l’aspect d’un oiseau prêt à l’envol. De lourds écheveaux de brume blanchâtre s’effilochaient de l’autre côté du lac, devant la rive savoyarde, si bien que la partie apparente des montagnes coiffées de blanc semblait sans appui terrestre. Dénués de pesanteur, les sommets neigeux flottaient, tels des icebergs sur une mer de nuages.
La rive suisse, ensoleillée, livrait au contraire, jusqu’à l’horizon, le feston de ses baies minuscules, de ses caps camards et, appendus à flanc de montagne, retenus par rocs et
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