Helvétie
contenaient les plus beaux objets – tableaux, meubles, vêtements, chaussures – que l’on pût trouver « dans le monde entier », précisa Eliza. Au long des rues marchaient des femmes élégantes, à l’aise en mantelet surbrodé, des hommes en redingote gris perle à col de velours et chapeau haut de forme, des pasteurs pimpants, habit cintré coupé par les meilleurs tailleurs, cravate de soie blanche, des officiers de la Garde, coiffés d’énormes bonnets d’ourson dont les plumets frôlaient les réverbères. Des épiciers en long tablier blanc accueillaient leur pratique au seuil des boutiques ; les bouchers, coiffés de chapeaux de paille, taillaient avec une dextérité chirurgicale d’énormes roastbeefs dans des quartiers de viande sanguinolents suspendus aux crocs des étals et décorés de rubans, de cocardes, de bouffettes.
Axel parut subjugué par l’ampleur du dôme de la cathédrale Saint-Paul, déjà plus que centenaire. En chuchotant contre la paroi de la fameuse galerie des murmures, Janet prononça tendrement le nom de son ami qui jaillit à cent pieds de là, amplifié comme un appel au peuple. En sortant, ils admirèrent longuement l’édifice, construit d’après les plans de Christopher Wren, entre 1675 et 1710, en forme de croix latine, alors que le plan initial était en forme de croix grecque.
Ils allèrent visiter l’abbaye de Westminster, sépulture des rois et des poètes, le Parlement, la Tour où Ann Boleyn et Catherine Howard avaient eu la tête détachée du corps par la hache du bourreau. Pour plaire au jeune Suisse, Janet osa se mêler avec lui à la foule interlope de Piccadilly et ils dégustèrent des glaces au Café Royal. Ils parcoururent en calèche, au milieu des plus beaux équipages et des dandies montés, les parcs ombragés de Hyde et de Kensington et assistèrent, comme tous les visiteurs de la capitale, au défilé de la Garde autour de Saint James Palace, résidence du roi. Axel apprit la monnaie britannique, guinea, souvereign, pound, shilling, penny , et découvrit qu’en Angleterre la moitié de dix est six ! Il dut goûter le bouillon de tortue, la sauce aux huîtres, la soupe à la queue de bœuf, le pudding et fut autorisé à boire de la bière amère.
En alternance avec ces excursions plaisantes, Chantenoz proposait à son élève des promenades moins affriolantes, mais plus instructives.
– Londres des Moore n’est pas tout Londres, ce n’est qu’une infime partie, opulente et heureuse, de cette ville, une vitrine, mon garçon. Je vais te montrer des lieux moins reluisants et des gens moins satisfaits de leur sort.
Axel apprit ainsi l’existence de la prison de Newgate et de Marshalsea, où l’on enfermait les citoyens endettés. Il approcha des abattoirs souterrains, qu’on ne lui avait pas montrés, bien qu’ils fussent voisins de la cathédrale Saint-Paul. On y tuait des centaines de moutons, ce qui répandait dans le quartier une odeur fétide de suint et de sang. À deux pas du Strand élégant, qu’il avait parcouru en coupé, Martin le conduisit devant des masures de brique, rognées et crasseuses, des taudis puants, dans des rues où s’entassaient les immondices que des chiens galeux disputaient à de gros rats pelés, d’une audace inouïe. Près de Saint James et de Regent Street, où les ladies froufroutantes faisaient leurs emplettes, déambulaient des prostituées faméliques et des hommes louches proposaient aux passants des images pornographiques.
Dans un pub de Soho, quartier populeux, un journaliste avec qui Chantenoz avait lié connaissance au cours de ses expéditions solitaires lui raconta, devant Axel, que des enfants de huit ans travaillaient dans les mines de charbon et dans les usines, que des familles entières mouraient de faim.
– En dépit des promesses de prospérité faites au lendemain de la paix retrouvée, la nation anglaise est loin d’être à l’aise. Les finances publiques sont en mauvais état, les récoltes ont été, l’an dernier, aussi médiocres qu’en France et que chez vous. Ici aussi, on manque de blé. Le commerce et les affaires stagnent, dit le polygraphe.
– Cependant, j’ai vu de belles boutiques, pleines de victuailles et de marchandises, et de nombreux acheteurs, s’étonna Axel.
– Oui, jeune homme, dans les beaux quartiers, les rayons des boutiques sont pleins de produits que les gens modestes – je ne dis pas les
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