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Helvétie

Helvétie

Titel: Helvétie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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en caressant la crosse de son pistolet.
     

    Naviguer sur le Léman à l’aube fraîche d’un matin de mai est un plaisir de tous les temps. Blaise de Fontsalte, en dépit des circonstances, apprécia ces heures empreintes de sérénité primitive. Tandis que la barque, portée par sa voile latine, glissait sur l’eau mercurielle, il vit la lumière sourdre derrière les sommets, triompher peu à peu de l’ombre, peindre le décor aux tons austères des couleurs floridiennes chères à Pline, le ciel consommer toute la gamme des gris avant de virer au bleu de Prusse, les nuées blanchâtres se disperser sur le lac comme fantômes attardés que l’aurore surprend et chasse, puis, enfin, jaillir des créneaux alpins, cyclopéen, grandiose, magique, le feu grégeois allumé par un soleil neuf.
     
    Allongé au fond du bateau, Blaise reçut comme une aubaine, en cadeau d’anniversaire, la munificence de cette aurore de printemps. Ce 14 mai était celui de ses vingt ans. Il pensa à sa jeune sœur, Laure, pensionnaire à Montbrison. Il imagina sa mère, seule à Fontsalte-en-Forez. Elle devait prier pour lui et, sans doute, se tourmenter de le savoir, une fois de plus, sur le chemin des batailles. Il se promit de lui écrire le soir même, afin de raconter à la chère femme qu’il avait eu vingt ans sur le Léman, seul entre le ciel et l’eau, sous le regard de Dieu… et celui d’un vieux bacouni !
     
    Le souvenir d’un autre être s’inséra dans ses pensées : sa fille, l’enfant qu’il avait eue d’une saltimbanque. La fillette devait avoir maintenant trois ans et demi et il ne l’avait jamais vue. Ce temps paraissait si lointain ! Blaise avait alors seize ans et son père venait de mourir. Cadet-gentilhomme, frais émoulu de l’École royale militaire d’Effiat, il attendait à Fontsalte son affectation à l’armée du Rhin et s’ennuyait ferme. Un soir, une troupe de comédiens ambulants avait dressé un chapiteau sur la place du village. Il avait assisté à la représentation au premier rang et, pendant tout le spectacle, n’avait eu d’yeux que pour une femme. Corps souple, voix rauque, crinière brune, regards fulgurants, gestes lascifs, la gitane, sorcière enjôleuse, l’avait envoûté. La comédienne avait, elle aussi, remarqué le jeune homme au visage plaisant et distingué, au torse puissant, aux cheveux frisés et qui paraissait encombré de ses longues jambes comme un poulain. En quittant la scène sous les bravos des paysans, elle lui avait décoché une œillade engageante.
     
    Après la représentation, Blaise n’avait eu aucun mal à retrouver la jeune femme et, dans l’instant, elle s’était offerte. En deux nuits, le cadet d’Effiat avait appris de l’inconnue toutes les nuances, audaces et fantaisies du plaisir d’amour. Pour un garçon robuste, n’ayant connu jusque-là que les étreintes à la sauvette, imparfaites, souvent inachevées, des servantes ou des bergères, les heures passées avec la gitane luxurieuse avaient été une révélation. Elle avait quitté Blaise à l’aube, pendant qu’il dormait encore, sans prendre sa bourse, qui était plate, mais en emportant ses bottes, qui étaient neuves. Au matin, le théâtre de toile avait disparu, la belle aux dents de loup aussi. Cette séparation désinvolte étant dans l’ordre des choses, le garçon ne s’en était pas formalisé.
     
    Rien n’aurait subsisté de ces moments si, dix mois plus tard, alors que le sous-lieutenant Fontsalte se battait en Bavière, la gitane ne s’était présentée au château forézien, un bébé dans les bras. Avec un aplomb qui avait laissé la marquise de Fontsalte tremblante de stupéfaction, elle avait déposé l’enfant sur un banc en disant : « Voilà ! Il est à votre fils ! Qu’il en fasse ce qu’il voudra, moi, j’en ai déjà trop ! C’est une fille, elle s’appelle Adriana et je la lui donne ! » Avant même que la mère de Blaise eût pu réagir, la femme avait tourné les talons et grimpé dans la roulotte qui s’était éloignée.
     
    En considérant le bébé, la châtelaine avait tout de suite compris que la bohémienne ne mentait pas. Adriana avait l’œil Fontsalte. Le lendemain, l’enfant avait été baptisée sous le nom d’Adrienne, plus chrétien qu’Adriana, et emmenée dans la ferme des monts du Forez où les Fontsalte avaient trouvé refuge sous la Terreur. Confiée à la fermière, promue nourrice, la fille de la

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