Helvétie
fusillera pas une femme, fût-elle dangereuse. Car c’est toujours pour raisons sentimentales qu’une femme espionne. Elle s’y risque par amour ou par haine, mais il y a toujours derrière ses trahisons ou ses machinations un homme qu’elle aime ou qu’elle exècre. Un homme qu’elle veut sauver ou détruire, n’est-ce pas, cher ami, dit Ribeyre en prenant Fontsalte par le bras.
– C’est en effet le cas de Flora Baldini. Elle rend le Premier consul et tous les Français, sauf les émigrés, responsables du massacre des Suisses, dont celui de son fiancé, le 10 août 92, aux Tuileries. Et ça, nous ne le lui sortirons jamais du cœur, je le crains…, ce qui la rend dangereuse.
– Bah ! nous devrons bientôt faire face à d’autres dangers, capitaine. Je pars la nuit prochaine pour le Grand-Saint-Bernard et vous suivrez, dès que l’état-major se sera mis en route et que votre ordonnance vous aura rejoint avec vos chevaux. Rendez-vous, donc, à Aoste. De là, je pense que nous irons à Novare et à Milan. La Scala donnera peut-être Il Matrimonio segreto , de Cimarosa, qui est une délicieuse niaiserie assaisonnée de mélodies tendres et mutines. Je vous présenterai, dans les coulisses, à d’aimables actrices, les jolies filles du tailleur Boroni, dont la belle Angela Pietagrua, que j’ai connue en 1796, et ses amies, qui aiment tant les militaires français ! Boroni taille, pour des sommes exorbitantes, de superbes redingotes. Mais on paie du même billet le plaisir de s’habiller et… de déshabiller sa fille ! Ah ! l’Italie, Fontsalte, vous verrez. Tous les bonheurs ! Ne vous faites pas tuer avant d’avoir goûté aux délices milanaises !
Le colonel se déganta pour serrer la main de Blaise, qui le regarda s’éloigner avec un peu de mélancolie. « Si tous les officiers des armées de la République étaient des gentilshommes de la qualité de Ribeyre, la guerre redeviendrait peut-être fraîche et joyeuse, comme au temps où chacun regardait l’ennemi dans les yeux et sentait son cœur battre à la pointe de l’épée ! » pensa Fontsalte.
Le général Bonaparte, qui résida trois jours chez les chanoines de Martigny, ne sortit pas de la maison prévôtale. Il passa le plus clair de son temps avec les généraux de son état-major, attendant des nouvelles de Lannes et de l’avant-garde, se renseignant sur la marche des seize mille hommes qui composaient le corps principal de l’armée et qui s’étaient mis en route les 17 et 18 mai. Les demi-brigades se succédaient dans les camps de relais établis entre Liddes et Saint-Pierre, pour se préparer à l’étape la plus pénible et la plus hasardeuse, l’ascension de la montagne jusqu’au col du Grand-Saint-Bernard. L’étroitesse du sentier, au-delà de Saint-Pierre, obligeait les hommes à marcher en file indienne, à deux pas de distance. Aussi ne laissait-on partir, de la dernière halte, avant l’aube de chaque jour, que des contingents de cinq mille hommes. Il fallait éviter l’engorgement du col, où les soldats prenaient un peu de repos devant l’hospice et se restauraient, avant de descendre le versant italien.
En attendant l’arrivée de Trévotte, le capitaine Fontsalte eut à informer les autorités valaisannes que le général Charles-Antoine-Dominique Lauthier-Xaintrailles, auquel on reprochait, de Vevey à Martigny, tant de crimes et de pillages, avait été arrêté comme le réclamait, depuis le mois d’août 1799, le général Masséna, présentement encerclé dans Gênes.
Interné dans la forteresse de Huningue, près de Mulhouse, celui que les gens du pays nommaient, avec un peu d’exagération sans doute, le boucher du Valais serait traduit devant le Conseil de guerre supérieur de la V e division militaire, siégeant à Strasbourg, dès que l’enquête serait terminée et que les circonstances le permettraient.
Dans le mouvement de l’armée passant de Suisse en Italie, la justice militaire était un peu oubliée et Blaise de Fontsalte fut désigné pour recueillir les plaintes à transmettre. On reprochait particulièrement à Xaintrailles, maintenant âgé de trente-sept ans, bel homme brun aux « yeux orangés », si l’on en croyait le signalement contenu dans son dossier des Affaires secrètes, d’avoir toléré le pillage et l’incendie, de n’avoir pris aucune mesure pour les empêcher ni, les méfaits commis, pour punir les
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