Helvétie

même élevé un temple à Jupiter Poeninus, ou Pennin si tu préfères, et une maison de refuge. D’après les chroniques des Anciens, le col a été franchi par de nombreuses armées avant la nôtre. En 388 avant Jésus-Christ, une armée gauloise s’est introduite en Italie par ce passage, mais c’est 218 ans avant la naissance du Christ qu’a eu lieu l’escalade la plus spectaculaire, dit le capitaine.
     
    En entendant la référence chronologique à un dieu fait homme, auquel son père lui avait interdit de croire, Titus esquissa une moue de contrariété, que Blaise de Fontsalte voulut ignorer.
     
    L’officier avait appris dans Tite-Live, auteur admis par ses maîtres, les oratoriens de l’École royale militaire d’Effiat, l’histoire et les exploits légendaires d’Hannibal, général carthaginois, pire ennemi des Romains.
     
    – Ayant quitté Carthagène avec une armée de cent mille hommes, fantassins et cavaliers, plus une bande d’éléphants qui transportaient bagages et vivres, le fils d’Hamilcar franchit les Pyrénées, enjamba le Rhône et traversa la Gaule méridionale. Après avoir repoussé quelques tribus qui s’opposaient à sa progression, il trouva de bons alliés et des guides de confiance parmi les Allobroges, prévenus de son arrivée. Il s’engagea, avec son armée, dans la vallée de la Maurienne, pour franchir les Alpes, avec l’intention de tomber sur les Romains. C’était l’automne et, en altitude, le froid mettait du givre aux moustaches des hommes et aux naseaux des chevaux. La neige rendait dangereuse la marche sur d’étroits sentiers, au bord des précipices que le scribe Silenos, qui exagère un peu pour plaire à son général, estime insondables…
     
    – Et les éléphants, comment qu’ils grimpaient ? interrompit Trévotte.
     
    – Les pachydermes vont lentement mais ont le pied très sûr. Ils passèrent, dit-on, sans difficulté le col que nous aurons à franchir dans de bien meilleures conditions que les soldats d’Hannibal, puisque nous sommes au printemps et que les sapeurs du génie ont dû élargir les mauvais sentiers, pour en faire des chemins muletiers. Quant aux éléphants, ils se comportèrent, d’après Polybe, aussi bien que les fantassins, et Hannibal enleva Turin et prit la Cisalpine.
     
    – En somme, c’est bien ce que le général Bonaparte veut faire, commenta Titus.
     
    – Exactement et, crois-moi, le général Bonaparte a bien étudié les chroniques qui rapportent l’expédition carthaginoise. Je l’ai même entendu dire : « La marche d’Hannibal, de Collioure jusqu’à Turin, a été toute simple, elle a été celle d’un voyageur. »
     
    – C’est bon, c’est bon, on verra bien, dit Titus, sceptique comme un vigneron à qui un citadin prédit bonne vendange.
     
    – Mais, depuis l’ascension des éléphants d’Hannibal, d’autres armées sont passées par le chemin que nous allons emprunter. En l’an 55, douze légions romaines, commandées par Servius Galba, ont franchi les Alpes à cet endroit. En 1158, Frédéric I er Barberousse emprunta le passage du mont Saint-Bernard, pour aller donner une leçon au pape Adrien IV et reprendre la Lombardie. Tu vois, Titus, que nous ne serons pas les premiers à passer ce col. J’imagine qu’au cours des siècles des tas de gens, déserteurs de toutes les armées, pèlerins, contrebandiers, marchands, bandits de grands chemins, exilés de toute espèce, ont dû passer discrètement. À moins qu’ils n’aient demandé asile aux bons chanoines de l’hospice, qui veillent, avec leurs gros chiens, pour tirer des avalanches les égarés.
     
    Cette dernière phrase n’était pas propre à rassurer le maréchal des logis, mais, comme sa nature le portait à se répéter qu’à chaque jour suffit sa peine, il mit pied à terre, brossa la queue du cheval du capitaine, lui lissa la crinière et le poil de la croupe, afin que l’on fît bon effet dans une ville que l’on disait la plus belle et la plus riche du canton.
     
    1 Michael-Friedrich-Benoît, baron de Melas (1729-1806), feld-maréchal autrichien, avait fait ses premières armes pendant la guerre de Sept Ans.
     
    2 Ancienne mesure de longueur divisée en 12 pouces et qui équivalait à environ 33 cm mais était variable selon les lieux. Le pied français, adopté sous Charlemagne, valait 0,325 mètre alors que la mesure anglaise vaut 0,3048 mètre. Institué en France le 7 avril 1795,