Helvétie
française : le soldat est accueilli dans les différentes maisons comme il le serait dans la sienne. »
Cependant, tandis que les généraux dînaient avec le préfet Polier, M. de Saussure, de la municipalité, et M. d’Auberjonois, membre de la Chambre administrative, Fontsalte avait appris que des libelles contre Bonaparte et contre le gouvernement français circulaient en ville. Des inconnus en avaient jeté dans les maisons. Bien qu’on eût fait immédiatement surveiller les gens susceptibles de colporter ces papiers, aucun suspect n’avait été pris en flagrant délit. Les rapports des agents n’avaient donné à Fontsalte qu’une certitude : les brochures incriminées sortaient des presses d’une imprimerie locale.
Dans le même temps, le service des Affaires secrètes avait été informé que les ennemis du préfet, les gens qui auraient dû être favorables aux Français, avaient fait réquisitionner et attribué à d’autres les chevaux retenus pour tirer la berline du général Bonaparte jusqu’à Vevey ! Cet incident avait mis le Premier consul de méchante humeur et le préfet, cherchant des excuses, s’était entendu répondre sèchement : « Je ne suis pas votre supérieur et ce n’est pas envers moi que vous êtes responsable. Je vous dirai seulement que, lorsque je donne des ordres à mes lieutenants, s’ils ne sont pas exécutés, je n’admets jamais d’excuses et n’en écoute point. »
Les généraux, Fontsalte et les autres convives n’avaient pas eu le temps de s’amuser longtemps de la confusion du haut fonctionnaire qu’ils savaient hostile au parti francophile. Un nouvel incident était survenu, qui, pour comique qu’il fût, avait augmenté l’irritation du général Bonaparte. Le maître d’hôtel chargé de servir le café avait vidé celui du Premier consul à côté de sa tasse !
Malgré ce climat peu favorable, le capitaine Fontsalte comptait fêter joyeusement son vingtième anniversaire, deux jours plus tard, le 14 mai, au bord du Léman. Aussi, l’accès de mauvaise humeur provoqué par l’indiscrétion de son ordonnance fut bref et son regard se porta, du côté de la montagne, vers les femmes qui, sur les parchets, minuscules terrasses plantées de vigne, travaillaient en cette saison à l’ébourgeonnage des ceps.
Agrippées aux vignobles pentus, courbées sur les rameaux, attentives à bien sélectionner les bourgeons prometteurs et à éliminer d’un coup d’ongle les rejets stériles mangeurs de sève, les paysannes ressemblaient, d’en bas, à de gros insectes astreints à butiner. Elles offraient aussi, avec innocence, par leur posture, un vaste choix de croupes rondes, dont la vue inspirait aux soldats des considérations plus grivoises que flatteuses !
Le maréchal des logis Trévotte, voyant l’intérêt que semblait porter le capitaine au spectacle, osa émettre un sifflement.
– On dirait que nous sommes attendus, capitaine !
– Ne rêve pas, Titus ! Ces demoiselles sont toutes huguenotes et de mœurs austères…
– Oh ! la religion ne change rien à la chose ! Dans les pays de vin, et j’en suis, les femmes sont chaudes et caressantes. Il doit bien se trouver, sous ces jupons tendus sur de bonnes fesses, de quoi réjouir sans façon le soldat ! Le printemps, bon pour la guerre, est aussi bon pour l’amour. En cette saison, mon père dit toujours : « Bruit de canons, bruit de baisers ! »
Comme pour donner raison au maréchal des logis, trois paysannes, qui travaillaient dans une vigne en bordure de la route, se redressèrent en se frictionnant le dos, qu’elles devaient avoir douloureux, et firent face aux cavaliers. Souriantes, le visage empourpré par l’effort, voyant qu’on les observait, elles ôtèrent leur chapeau de paille à large bord plat, dont la calotte demi-sphérique, surmontée d’une sorte de toton, évoqua aussitôt pour Fontsalte un tableau qu’il voyait enfant dans la chambre de sa mère : sainte Agathe, martyre de la foi, offrant au Christ, sur un plat, ses seins tranchés par le bourreau !
Ce ne fut, sous le soleil de mai, qu’un bref rappel de la mémoire. Les corselets noirs des jeunes filles donnaient un rebond coquin à des rondeurs que l’on devinait bien vivantes, sous les blouses de coton blanc.
Titus, plus émoustillé que Fontsalte, obligea son cheval à gravir le talus qui séparait le chemin du
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