Herge fils de Tintin
à ses jeunes frères, L’Extraordinaire Odyssée de Corentin Feldoë : « Les dessinateurs de talent sont rares en Belgique. […] Votre collaboration sera […] un atout pour notre hebdomadaire. […]
Je suis sûr que ce travail d’équipe vous plaira et que, tous
ensemble, nous critiquant et nous aidant mutuellement,
nous ferons du beau et bon boulot. » Tout cela fait imaginer ce qu’aurait pu être le fonctionnement d’un journal Tintin idéal : une sorte d’atelier à la Rembrandt où
chacun aurait développé ses propres projets, sous la houlette du maître.
Renouant avec les débuts du Soir-Jeunesse , Hergé et
Jacques Van Melkebeke mettent au point ensemble unemaquette de douze pages et conçoivent le logo de l’hebdomadaire. Entre les deux hommes, les rôles sont répartis
de façon claire : Van Melkebeke sera rédacteur en chef,
mais Hergé, directeur artistique, supervisera l’ensemble
du journal. Cette fonction de directeur artistique n’a rien
de théorique : les trois autres auteurs doivent lui présenter
leurs planches crayonnées, de façon à pouvoir tenir
compte de ses critiques éventuelles.
Van Melkebeke est le responsable de tout le reste, et
notamment de la sélection des textes littéraires à illustrer.
Une nouvelle fois, la culture littéraire de « l’ami Jacques »
est mise à contribution. Il choisit surtout des auteurs anglo-saxons : H.G. Wells, dont Jacobs illustrera superbement La Guerre des mondes , G.K. Chesterton, J.K. Jerome…
Dans le domaine français, son premier choix sera moins
heureux : un extrait de Zadig de Voltaire – écrivain alors « à
l’Index » – va valoir à l’hebdomadaire de nombreuses
plaintes de ces ecclésiastiques dont le soutien est décisif,
puisqu’ils garantissent un achat hebdomadaire de plusieurs
milliers d’exemplaires ; Leblanc devra présenter ses excuses.
Entre Hergé et Raymond Leblanc, les rapports sont
teintés d’ambiguïté. Grâce à son habileté et son réseau de
contacts, le patron des Éditions du Lombard a rendu un
fameux service à l’ancien collaborateur du Soir « volé »,
Hergé en a tout à fait conscience. Mais, en même temps,
la prudence reste de mise. Comme il le dira un peu plus
tard à Marcel Dehaye, « c’est un garçon très droit et très
honnête, mais d’une naïveté très dangereuse 3 ». Plus profondément, leurs aspirations ne sont pas faites pour se
rencontrer : alors que l’exigence artistique d’Hergé et ses
angoisses ne vont faire que s’accroître, Leblanc se révélera
de plus en plus comme un homme d’affaires soucieuxd’efficacité ; de son propre aveu, il est d’abord « un marchand de papier ».
Dans l’immédiat, le dynamisme et l’obstination de
Leblanc sont plus que nécessaires, car les problèmes sont
loin d’être réglés. Trouver un imprimeur s’avère problématique, tant le nom d’Hergé fait alors mauvais effet. La
firme Van Cortenbergh, l’une des seules en Belgique à
pratiquer l’héliogravure sur presse rotative, accepte finalement de se charger du projet. Techniquement, le résultat
est superbe et les couleurs d’une extrême finesse.
Le lancement de l’hebdomadaire Tintin est tonitruant,
car Leblanc croit aux méthodes modernes et plutôt offensives. Un petit film publicitaire est diffusé dans les principaux cinémas de Bruxelles et des affichettes sont apposées
chez tous les marchands de journaux. Le 26 septembre
1946, le premier numéro est mis en place dans toute la
Belgique, avec un tirage assez conséquent : quarante mille
exemplaires en français et vingt mille en néerlandais, sous
le titre Kuifje 4 .
Après trois jours, on ne pouvait plus se procurer un seul exemplaire du numéro un. Nous avons décidé de faire monter le
tirage des numéros suivants à quatre-vingt mille. Dans le
journal, nous avions sollicité les avis de nos lecteurs. L’avalanche
de courrier qui s’en est suivi nous a totalement pris de court 5 .
La couverture du premier numéro annonce Le Temple
du Soleil : tout naturellement, Hergé a décidé de continuer en couleurs et en grand format l’histoire interrompue dans Le Soir deux ans auparavant. Même si les
conditions de cette reprise s’annoncent optimales, Hergé
se trouve confronté à une double difficulté.
Le premier problème est narratif : où et comment doit-il démarrer ? Les plus âgés de ses lecteurs connaissent le
début de l’histoire, ce qui lui interdit de
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