Herge fils de Tintin
avait quitté la Belgique pour
un exil aussi lointain que confortable.
Dans le long courrier que lui adresse Hergé, l’amertume et le désarroi sont manifestes :
Inutile de te dire la joie que je ressens à te savoir là-bas en
bonne santé et en pleine forme et aussi celle de constater que,
en dépit de tant d’avatars et de tribulations, tu ne nous as pas
oubliés. C’est rare et cela fait plaisir, crois-moi. De notre
côté, il ne se passe guère de jours où l’on n’évoque ceux que
la grande tourmente a dispersés.
Pas pour toujours, sans doute, puisque tes questions me
concernant sont arrivées au moment où je viens d’entreprendre, moi aussi, des démarches en vue de quitter ce triste
pays et de m’installer définitivement et sans esprit de retour
en Argentine 4 .
Hergé paraît désireux de faire de son correspondant
son agent sur place, pour les journaux et les périodiques,
mode de publication auquel il aimerait donner une nouvelle ampleur. En dépit du succès grandissant de ses
albums, il se considère encore essentiellement comme un
dessinateur de presse.
Manifestement, Hergé craint que son courrier ne soit
ouvert, car il évite de citer Le Soir , que Pierre Daye
connaît parfaitement ; et, plus loin dans la lettre, il
maquille certains noms propres :
En principe, mes dessins sont surtout destinés, par leur présentation, à des hebdomadaires, sauf quelques séries qui ont
paru, sous forme journalière, dans certains journaux que tu
as dû connaître. Je songe, cependant, à remanier tous mes
albums, de façon à les présenter tous sous forme de bandes
journalières, dont le rendement est, à tous égards, beaucoup
plus intéressant.
Il demande également à Pierre Daye, qui semble avoir
des contacts dans les milieux officiels, s’il ne pourrait pas
suggérer au département de l’Éducation l’idée de lui
confier la création d’un hebdomadaire destiné à la jeunesse. La Chine de Tchang Kaï-chek y avait bien songé
avant la guerre. Pourquoi pas l’Argentine de 1948 ? Et si
cette idée-là ne fonctionne pas, peut-être son correspondant trouvera-t-il une autre piste permettant d’obtenir
« en un temps record » l’autorisation de se rendre là-bas
avec Germaine et sa maman, sans oublier bien sûr la
chatte Thaïke. Deux visas supplémentaires seraient même
les bienvenus : une femme tyrannisée par son mari et sa
fille aimeraient partir avec eux. Si Hergé trouvait suffisamment de travail sur place, il pourrait peut-être les
garder l’une et l’autre à leur service. Plus que jamais, en
tout cas, il se sent d’humeur à refaire sa vie là-bas.
Je viens de lire un beau récit de voyage en mer qui me donne
bougrement envie de me jeter dans un cargo à destination de
l’Argentine…
Adios, amigo mio, y hasta la vista !… Muy bien ?… Ce n’est
peut-être pas sorcier, mais c’est le début du cours Berlitz. Et
je ferai des progrès, sois-en sûr et certain ! […]
J’attends de tes nouvelles avec une impatience fébrile et
j’espère, j’espère ! que le temps est proche où nous quitterons
pour toujours cette pauvre vieille Europe chancelante…
En ce mois d’avril 1948, Hergé et sa femme paraissent
donc prêts à boucler leurs malles. Et pourtant, ce projet
va demeurer sans suite. Pierre Daye n’a-t-il pas répondu ?
A-t-il évoqué des difficultés insurmontables ? Aucun
document ne permet aujourd’hui de le savoir. Mais la
lettre que M. Maltese, le premier agent pressenti, envoie
peu après à Hergé n’est pas très encourageante : le marché
argentin est submergé par les productions américaines et
les prix proposés sont des plus décevants. Ce qui est sûr,
c’est qu’il ne sera plus question de l’Argentine au cours des
mois suivants. Hergé va s’étourdir autrement, à coup de
voyages moins lointains.
À la mi-mai, il part avec Germaine pour la Suisse, au
volant de la belle Lancia qu’il vient de s’acheter. Curieusement, une jeune fille les accompagne : Rosane, la fille
d’une couturière ; sans doute est-ce celle qui, avec sa
mère, devait les accompagner en Argentine. Après un
nouveau séjour à Brissago, le petit groupe prend la direction de Florence et de Rome.
Une fois encore, Marcel Dehaye gère les affaires courantes et tient Hergé scrupuleusement au courant de tout
ce qui se passe. En revanche, le dessinateur va le laisser
dans une ignorance à peu près complète de ce qui est en
train de se jouer dans le
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