Herge fils de Tintin
porter Tintin au cinéma avait germé dans de
nombreuses têtes, beaucoup plus tôt qu’on ne le croit souvent. Dans une interview parue en juin 1939 dans la Revue de Saint-Boniface , le journaliste demandait à Hergé
pourquoi il ne se mettait pas au dessin animé.
C’est la question que l’on me pose tout le temps. Mais indépendamment de la nécessité de capitaux formidables que je
ne trouverai jamais en Belgique, il y a dans le dessin animé
une technique tout à fait spéciale que je ne connais pas, que
je n’arriverai jamais à assimiler. […]
Je crois que ma façon de raconter une histoire se rapproche
beaucoup plus de celle du cinéma ordinaire que de celle du
dessin animé.
J’ai par exemple repris au cinéma actuel ses procédés de
découpage : au moment où l’on parle d’un personnage,
montrer ce qu’il fait, varier les plans, montrer une même
scène de très loin, puis de tout près […]. Tout cela, je le fais
facilement parce que je suis arrivé à voir les choses « en
cinéma » si vous me passez l’expression. Mais le dessin animé
a en lui des possibilités immenses d’irrationnel qui s’accordent mal avec mon tempérament belge 20 .
Un projet se concrétise pourtant dans l’immédiat
après-guerre. Deux pionniers du cinéma d’animation
belge, João Michiels et sa femme Claude Misonne, réalisent de petits films avec des poupées, essentiellement pour
la publicité. Après quelques contacts avec l’agent d’Hergé,
un certain Wilfried Bouchery vient les trouver, pour leur
proposer de produire un long métrage d’après Le Crabe
aux pinces d’or . Comme le raconta João Michiels :
Le samedi suivant, nous le retrouvions à Keerbergen dans une
luxueuse propriété moderne entourée de grands espaces de
vedure. Le personnel de maison comprenait un majordome,
une cuisinière, deux femmes de chambre. […] Le coût de la
réalisation, qui nécessitait beaucoup de décors et nouvelles
poupées, fut fixé à un million deux cent cinquante mille francs.
Bouchery nous demanda de l’appeler Wilfried et proposa de
payer par tranches de deux cent mille francs, au fur et à mesure
de l’avancement du film et après projection des rushes 21 .
Convaincus d’avoir affaire à un industriel riche mais
prudent, Claude Misonne et son mari se lancent danscette réalisation minutieuse, en respectant aussi scrupuleusement que possible le découpage et les dialogues de
l’album. Hergé, qui a apprécié leurs courts métrages, suit
le projet avec curiosité et sympathise avec le couple.
Mais les mois passent et les paiements prévus ne suivent
pas. Le découragement s’installe. Selon Hergé, Bouchery
est « un zievereer doublé d’un candidat à la banqueroute 22 ».
Quant aux Misonne, si sympathiques soient-ils, il pense
qu’ils ne parviendront jamais à réaliser un bon film avec un
producteur aussi peu fiable. Hergé ne souhaite qu’une
chose, c’est que la réalisation du Crabe aux pinces d’or soit
freinée en attendant des circonstances plus propices.
De plus en plus aux abois, Bouchery veut en revanche
sortir à tout prix le film avant Noël à « l’ABC », une des plus
grandes salles de Bruxelles. João Michiels et sa femme finissent tant bien que mal leur long métrage, incorporant à la
hâte une série de plans sans poupées, tournés dans le port
d’Anvers. Le film est bancal et languissant. Il n’empêche : le
21 décembre 1947, la première projection rassemble deux
mille enfants et connaît un certain succès. Il est vrai que le
journal Tintin a fait une large publicité à l’événement.
Le lendemain, la foule trépigne devant la salle. Toutes
les projections sont annulées, le long métrage venant de
faire l’objet d’une saisie par huissier. Quant à Wilfried
Bouchery, il a disparu corps et biens, laissant aux Misonne
une ardoise de huit cent mille francs belges, une somme
colossale pour l’époque 23 .
Si le film déçoit Hergé, il lui fait entrevoir les possibilités cinématographiques qu’aurait l’animation de ses
personnages, dans les mains d’un vrai professionnel.
Quelques mois plus tard, c’est à Walt Disney en personne
qu’il choisit de s’adresser. Dans sa lettre, curieusement
rédigée en français, Hergé explique que ses bandes dessinées connaissent un succès considérable, en Belgique et
dans plusieurs autres pays :
C’est pourquoi je me permets aujourd’hui de vous faire
envoyer par mon éditeur quelques-uns de mes
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