Herge fils de Tintin

s’il sentait qu’elles ne pourraient que le détourner
encore plus du petit personnage qu’il a conçu à vingt et un
ans, pour satisfaire Norbert Wallez. C’est pour mieux dissimuler l’être complexe et torturé qu’il est dans de tels
moments de crise que Hergé va construire le discours
« net, propre, et un rien niais 16  » qu’il répétera imperturbablement.
    Dans l’immédiat, lui qui longtemps a lu si peu, prend
le temps de se plonger dans les livres qu’il a achetés sur
place : Pilote de guerre et Citadelle de Saint-Exupéry, Les
Raisins de la colère de Steinbeck, La Chartreuse de Parme de Stendhal et même les Essais de Montaigne. Sa vie n’est
pas solitaire pour autant, car il n’a pas tardé à se faire
adopter par les gens du cru. On l’invite à boire de petits
verres de vin blanc et à manger des filets de perches plus
souvent qu’à son tour. Il se lie d’amitié avec Charlie Fornara et sa femme Line, qui possèdent une adorable
maison au bord du lac, « Fend-la-Bise ». Et surtout, il se
baigne, canote et fait de longues promenades, renouant
avec une vie physique, proche des camps scouts de sa jeunesse.
    Il est même allé rendre visite à un illustre compatriote :
le roi Léopold III qui séjourne avec sa famille à Prégny, en
attendant un hypothétique retour en Belgique. Et le roi,
qui se souvient de tous les albums envoyés depuis le début
des années trente, l’a aussitôt invité à déjeuner. On dit
même qu’ils sont allés ensemble faire une partie de pêche.
Dix ans après la rencontre entre Tintin et le roi de Syldavie, une sorte d’amitié commence à se nouer entre
l’auteur du Sceptre d’Ottokar et le souverain en exil 17 .
    Si agréable soit-elle, Hergé sait que la parenthèse ne
pourra pas durer, qu’il va devoir se remettre à travailler, et
surtout à aimer son travail. Car « travailler sans joie, c’est
impossible ».
Mais comment faire pour aimer quelque chose qui s’est vidé
de tout intérêt ?… Comment faire pour que tout cela
reprenne un sens ?… J’ai beau me creuser la tête, je ne vois
pas. Peut-être, si j’avais un sujet qui me passionne ?… Mais
cette histoire de L’Or noir , et cette histoire de La Lune me
laissent de marbre. Je ne vois là aucune « nécessité ». Je ne
ressens pas le moindre besoin d’exprimer quelque chose à ce
sujet. Je m’en fous éperdument 18  !
    À Bruxelles, Marcel continue de préparer son retour. Il
organise le déménagement de l’atelier, espérant que ce
nouveau cadre favorisera une reprise en douceur du travail. Son point de vue est simple : si Hergé veut peindre,
qu’il le fasse, mais qu’il consacre au moins « quelques
heures par jour à Tintin , comme un écrivain sacrifie un
certain temps au journalisme par nécessité ». De toute
façon, Hergé a une vraie responsabilité, ne serait-ce que
par rapport à Raymond Leblanc :
En signant le contrat avec le journal, tu as pris de sérieux
engagements. Au début, tu le sais bien, toute l’affaire reposait sur toi, sur ton talent et ton prestige. Aujourd’hui, elle
n’est pas encore suffisamment stable pour se passer de toi. (Je
te parle franchement, ne considérant que l’affaire journal.)
Des capitaux ont été engagés, une équipe nombreuse vit decette publication. Et il dépend de toi seul, de ton courage et
ton sens social, que tout cela ne soit pas compromis 19 .
    En dépit de son ton moralisant, Marcel Dehaye n’est
pas dénué de lucidité. Il cherche à persuader Hergé que
c’est en s’obligeant à travailler, en forçant quelque peu
l’inspiration, qu’il sortira de son désarroi.
Je n’aime pas jouer aux prophètes, mais j’ose te prédire ceci :
le jour où tu ne seras plus obligé de livrer de nouveaux dessins, tu ne feras plus rien .
    Ce désir de dessiner et de peindre qui te travaille, dis-tu,
n’est-ce pas un prétexte que tu te donnes à toi-même pour
abandonner ton travail véritable ? Je suis franc avec toi (tant
pis si tu dois m’en vouloir pour cela) et je veux vider l’abcès
totalement. Tous ces temps-ci, durant les mois de liberté et
de vacances qui te furent donnés (ou, plus exactement, que
tu as pris), quels dessins as-tu faits pour ton plaisir
personnel ? Quelle peinture as-tu ébauchée ? Où sont les carnets de croquis remplis des images d’Italie et de Suisse ? Ce
désir de dessiner et de peindre, dont tu étouffes, pourquoi ne
l’as-tu pas réalisé durant les semaines