Herge fils de Tintin

chose », de
plus important que tout, arrive à son maximum d’intensité.
C’est lui qui provoque en moi, non pas, comme tu le crois,
un sentiment d’ingratitude envers la vie, mais ce détachement.
    Il se rend compte aussi que leur façon de vivre le faisait
peu à peu passer à côté de la personnalité de Germaine.
Au quotidien, c’est comme si elle était devenue pour lui
« une amie, forte, et pleine de qualités viriles », « une amie
avec laquelle on aurait pu faire l’amour ». Comme s’il
méconnaissait la femme qu’elle est pleinement.
Il me fallait toutes ces souffrances pour savoir à quel point je
t’étais attaché ; pour savoir aussi quelle femme admirable tu
étais ; pour comprendre toutes tes délicatesses et pour mesurer
toute l’ampleur de ton amour ; pour réaliser à quel point je
t’étais redevable de l’œuvre que j’ai faite, car sans cesse tu t’es
effacée, et même sacrifiée, pour me permettre de me consacrer
entièrement à ce que je faisais. Toutes les petites joies, toutes
les petites satisfactions qu’une femme est en droit d’attendre,
tu me les as offertes, pour ne pas me distraire de mon travail.
N’as-tu pas aussi refoulé en toi ce besoin, cette soif de l’enfant
que toute femme porte en elle ? Ne m’as-tu pas, là aussi, mis
en premier lieu et n’as-tu pas pensé, avant tout, à ma paix et,
par conséquent, à mon travail ?
    Ni Germaine ni lui n’ont l’habitude d’en parler. Mais
ils savent depuis longtemps qu’ils ne peuvent pas avoir
d’enfants. Hergé serait devenu stérile de manière accidentelle, après un traitement aux rayons pour soigner des
démangeaisons 34 . S’il a parfois été question d’adopter un
enfant, c’est resté un projet vague et sans lendemain 35 .Hergé a un tel besoin de calme qu’il n’est pas sûr qu’il supporterait la présence quotidienne d’un enfant. Quand sa
nièce Denise est à la maison, il manifeste rapidement son
impatience 36 .
    Comme bien d’autres, cette question de l’enfant va
rester sans réponse. Quand il rentre avenue Delleur, Hergé
veut se persuader que la crise est passée, tout comme « le
démon de midi ». Il s’installe au premier étage, dans le
nouveau bureau que Germaine et Marcel lui ont aménagé
et travaille ou tente de travailler. Pendant les absences
d’Hergé, ses collaborateurs ont pris l’habitude de remplir
vaille que vaille les pages de l’hebdomadaire Tintin , exhumant les planches de Popol et Virginie au pays des Lapinos ,
de Jo et Zette et de Quick et Flupke .
À l’époque, ces histoires étaient complètement oubliées et se
trouvaient enfouies dans les tiroirs, dans le plus complet
désordre. Et pour boucher les trous dans le journal, nous
avons reconstruit ces albums, découpant, recollant, complétant et allongeant quand c’était nécessaire. Une chose frappante, c’est qu’il nous laissait toujours le temps nécessaire.
C’était le résultat qui importait : le soin, la qualité apportés
à chaque étape du travail. S’il fallait huit jours pour trouver
un document, on prenait huit jours. S’il fallait recommencer
une planche, on la recommençait 37 .
    Les bons jours, Guy Dessicy et Franz Jagueneau – qui
est venu le rejoindre – entendent Hergé chantonner ou
siffloter du jazz, comme il le faisait déjà à l’époque du Petit
Vingtième  : les ennuis de la Libération n’ont pas modifié
ses goûts musicaux. « Quand il reprenait du tonus, la vie
avenue Delleur était extraordinaire de jovialité et
d’humour. Toute la conversation passait à travers des stéréotypes qu’on s’était créés. C’était une forme de décompression qui lui était indispensable 38 . » Mais il y a aussi ces
nombreux jours noirs, pendant lesquels il se sent incapable de rester à sa table. Alors, il passe des heures à nettoyer sa Lancia, faisant briller les nickels en les astiquant
interminablement.
    Chaque fois qu’il déprime, Hergé se met à somatiser. À
nouveau, il a des crises de furonculose, qui lui causent
d’affreuses douleurs, ou des éruptions d’eczéma sur les
mains, qui l’empêchent de dessiner. Les nombreux médecins qu’il consulte ne peuvent pas grand-chose pour lui.
Un jour, Franz Jagueneau a insisté pour lui présenter sa
mère, Bertje, en lui assurant qu’elle le guérirait en deux
semaines, par des méthodes toutes différentes. Hergé est
attiré depuis longtemps par les médecines parallèles,
l’astrologie et