Herge fils de Tintin
de l’or noir a été conçu en 1940, à un moment où
ni Haddock, ni Tournesol, ni le château de Moulinsart
n’avaient fait leur apparition dans la série. Après la publication du Temple du Soleil , le lecteur aurait difficilementcompris qu’ils n’interviennent pas. Au début, Hergé bricole sans se donner trop de mal. Il glisse Haddock à la
troisième page, le temps d’annoncer qu’il est mobilisé :
« Non, je n’aurai pas le temps d’aller vous voir… Je pars
à l’instant… Oui… Au revoir… » Le capitaine ne revient
qu’à la cinquante-quatrième page, juste à temps pour
délivrer Tintin et le petit Abdallah. Seul l’humour
d’Hergé lui permet de se tirer avec brio d’un problème à
peu près insoluble. Chaque fois que le capitaine veut
expliquer à Tintin comment il est parvenu à le retrouver,
un nouvel incident interrompt son récit. « C’est à la fois
très simple et très compliqué », reprend-il, avant de
renoncer définitivement à se faire entendre. « Mais pour
connaître la suite de mon histoire, ne comptez plus sur
moi !… Cette fois, mille sabords ! c’est fini, bien fini !… »
Ce que Haddock devrait expliquer, si la dernière farce du
petit Abdallah ne venait opportunément l’en dispenser,
c’est qu’en 1940 il n’existait pas encore ; c’est donc littéralement de nulle part qu’il surgit dans ce récit. Cette
conclusion en forme de pied de nez est comme un rappel
de l’esprit des meilleurs Exploits de Quick et Flupke en
même temps qu’une annonce de celui des Bijoux de la
Castafiore .
Mais, avant d’en arriver à ce final, Tintin au pays de l’or
noir connaît encore quelques problèmes. Le 4 août 1949,
l’aventure est interrompue sans un mot d’explication. La
semaine suivante, un article de l’hebdomadaire l’annonce
en pleine page : « Une nouvelle sensationnelle : Hergé a
disparu ! » Ne pouvant pas dire la vérité, à savoir que le
dessinateur est à nouveau incapable de travailler, la rédaction du journal a choisi de mettre en scène ludiquement
l’absence de l’auteur. Interrogés, les héros donnent
chacun leur avis sur ce sujet douloureux. C’est ainsi quele capitaine Haddock demande la compréhension des
lecteurs : « Pourquoi leur grand ami Hergé serait-il le seul
à ne pouvoir prendre des vacances ? Savez-vous qu’il y a
plus de vingt ans qu’il dessine pour eux, chaque jour, afin
qu’ils puissent trouver dans leur journal, chaque semaine,
le récit de nos aventures ! »
En réalité, Hergé se traîne depuis des mois et les disputes avec Germaine ont repris. Tandis qu’elle s’en va
seule à Paris, il part à Gland comme à son habitude. Le
contexte paraît pourtant moins dramatique que l’année
précédente. Dans sa première lettre, Hergé s’interroge sur
ce désir de fuir, de tout reprendre de zéro, qui s’était
emparé de lui en 1948 :
Nous avons été de grands enfants tous les deux, ma petite
femme. Nous nous sommes fait mal, nous avons discuté,
nous nous sommes disputés même, en essayant de voir clair
dans la situation mais sans y arriver. […] Moi-même, je me
débattais dans toutes sortes de sentiments contradictoires.
Pardonne-moi, ma petite femme chérie, si je t’ai fait souffrir.
Je ne savais pas ce que je voulais. Et je parlais de partir ! et de
« vivre ma vie » ! et de découvrir ceci, et de faire cela !
Même l’éphémère projet de départ en Argentine doit
être resitué dans ce désarroi, beaucoup plus privé que
politique.
Je me voyais déjà au Colorado, ou voguant sur un cargo à
destination de Buenos Aires… Les escales, les palmiers, une
fille dans chaque port… Un mélange de Livingstone et de
Casanova… Le terrible, c’est que je prenais ça au sérieux. Et
toi aussi, malheureusement. C’était inévitable.
Et je faisais du drame, et je luttais, et je poussais des cris : je
me prenais au tragique.
Alors que, simplement, tout simplement, tout bêtement,
j’étais accablé de fatigue, que ma pauvre cervelle ne tournaitplus rond et qu’elle cherchait désespérément le repos, l’oubli
de tout ce poids de responsabilités, de soucis, de travail 1 .
Germaine, il le sent de plus en plus clairement, est associée dans son esprit à son métier et aux responsabilités qui
en découlent. Dès lors qu’il cherche à « fuir le travail, la
création forcée, le hard-labour du feuilleton, le rythme
épuisant de la semaine terriblement
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