Herge fils de Tintin
différente. Sans
avoir jamais mis les pieds en Amérique, il avait appris la
langue des Sioux pour pouvoir correspondre avec eux.
Hergé et le père Gall sympathisent immédiatement. Le
moine emmène le dessinateur dans son antre, une
chambre ronde, isolée, au sommet d’une petite tour.
Là, on ne sait plus si on est encore dans une trappe, ou dans
la tente d’un Sioux. Des coiffures de plumes d’aigle, des arcs,
des flèches ; des tomahawks, des fusils, un calumet, et des tas
d’autres objets. Comme j’avais lu le livre de Paul Coze : Mœurs et histoire des Peaux-Rouges , je n’étais pas trop dépaysé.
Nous avons donc longuement bavardé. Les noms de Sitting
Bull, Crazy Horse, Red Cloud, Spotted Tail, ces chefs
indiens célèbres, revenaient sans cesse, mêlés à ceux de Little
Big Horn, de Wounded Knee, les batailles où ils se sont illustrés. Il m’a montré les photos de ses amis Black Elk, Little
Warrior, et il m’a raconté leur histoire. Puis il m’a raconté sa
propre histoire, ou plutôt celle de sa grand-mère, qui avait
failli épouser un Sioux. Lui-même est Sioux par adoption,
c’est-à-dire qu’il fait partie, effectivement, des White Butte
Band, une tribu de Sioux Ogallalas 31 !
Hergé, passionné depuis sa jeunesse par le monde des
Peaux-Rouges, est totalement fasciné par le père Gall. Le
personnage est hors du commun et frappera du reste les
quelques personnes qui auront la chance de le rencontrer.
« Mon nom est Lakota Ishnala, disait-il à ses visiteurs, ce
qui signifie “le Sioux solitaire”. Solitaire a deux sens :
d’une part, cela fait allusion à la prière solitaire desIndiens, puisque je suis religieux ; d’autre part, cela rappelle que je suis tout seul ici, loin de mon peuple et de ma
famille 32 . »
Le lendemain de leur rencontre, le père Gall emmène
Hergé dans les bois, vers le lieu qu’il appelle sa « réserve ».
Là, le moine s’habille à l’indienne de pied en cap : couronne de plumes, veste brodée, pagne et pantalons,
mocassins et couverture. En quelques minutes, le trappiste se transforme en chef sioux. Et bientôt il propose à
Hergé de fumer le calumet avec lui, selon les rites très
stricts des Indiens : il faut bourrer le fourneau de tabac et
de racines spéciales, lever le calumet vers le ciel, l’abaisser
vers la terre et le faire tourner vers les quatre points cardinaux avant qu’il ne puisse circuler entre les participants.
Cette forme-là de sentiment religieux, Hergé la ressent
comme très proche. Le père Gall lui parle de l’âme
indienne, de la volonté de communion avec tous les êtres
de l’univers et de ce sentiment d’harmonie avec la nature
dont l’homme blanc est incapable. Il tente aussi de rectifier les inepties propagées sur le sujet par le scoutisme,
avant d’évoquer la situation actuelle des Indiens dans les
réserves. Fasciné, Hergé voudrait proposer à Paul Cuvelier
de travailler avec le père Gall à une « Histoire dessinée des
Peaux-Rouges ».
Est-ce le cadre de la trappe ou la rencontre avec le père
Gall, toujours est-il que les réflexions d’Hergé prennent
un nouveau tour :
J’ai beaucoup réfléchi, ma petite femme. Beaucoup. La vie
m’a souri, la vie m’a gâté, la vie m’a tout donné : l’amour
d’abord. Toi. La renommée. La santé. L’aisance, sinon la
richesse. Tout ce qu’un homme peut désirer, je l’ai, sinon
reçu, du moins goûté : j’ai assez goûté de la renommée pour
ne plus désirer qu’elle s’étende davantage ; j’ai assez voyagé
pour savoir qu’on se retrouve toujours soi-même, fût-ce aux
antipodes ; j’ai assez d’argent pour me rendre compte que tel
ou tel objet qu’on a désiré et acheté n’ajoute rien au
bonheur ; j’ai assez roulé en auto pour savoir que c’est un
jouet de luxe, et pour en être rassasié 33 .
Quant à Germaine, il pense à nouveau qu’elle lui a
donné tout ce qu’une femme peut donner à un homme,
« physiquement et moralement ». Mais, il le sait, quelque
chose continue à lui manquer :
Tout, je te dis, tu m’as tout donné. Tu m’as comblé. Pourquoi
donc cette inquiétude actuelle ? Pourquoi cette sorte d’insatisfaction profonde, ce sentiment d’incertitude, ce manque
de joie, de vie et d’enthousiasme ?
Je suis allé au bout de tout, et je sens confusément qu’il y a
autre chose. Ce besoin d’absolu que j’ai toujours porté en
moi, ce sentiment, très vague, qu’il y a « autre
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