Herge fils de Tintin

de son malheureux séjour en Suisse de l’été 1948.
Dans une de ses lettres, Marcel Dehaye le met en garde
contre le projet : « N’y puise que ce qui peut te convenir ;
laisse tomber tout le reste ; le fait que tu résistes à utiliser
les matériaux des autres est signe que tu souhaites faire
mieux en faisant autre chose 2 . »
    Quelques jours plus tard, c’est Germaine qui lui
conseille de redémarrer sur un thème neuf, dans lequel il
se retrouverait pleinement et qui l’emballerait comme ses
récits d’autrefois. Son analyse est assez perspicace :
De plus en plus je me rends compte que tu ne peux pas te
faire aider, du moins dans le domaine des scénarios.
    Ceux-ci ne sortant pas de toi, comment peuvent-ils, en effet,
t’intéresser ?
    Tu t’en es d’ailleurs rendu compte toi-même.
    Voilà une bonne chose. Je suis persuadée que le moindre
point de départ d’une histoire bien à toi, pensée par toi,
sortie de toi, donnerait d’excellents résultats et que tu serais
repris au piège. Oui, repris au piège 3 .
    Hergé ne va suivre qu’à demi ces conseils. Il ne renonce
pas au thème de la Lune. Mais il veut prendre le scénario
préparé par « les autres » comme un simple prétexte.
Comme un tremplin sur lequel il doit rebondir, de
manière tout à fait personnelle.
J’essaie d’introduire dans cette histoire le plus possible de
moi-même, le plus possible d’humanité et de vie. Le plus
possible de maturité. J’essaie… Je me rassemble et je me
retrouve. Tout rentre dans l’ordre 4 .
    Dans la lettre qu’il envoie à Marcel Dehaye, le
12 juillet, il paraît décidé. Il va se lancer dans ce nouveau
projet « pour ne pas décevoir, pour l’idée qu’on s’est fait
de moi, parce qu’il faut tenir ses engagements » :
Tu peux donc annoncer que, sous peu, une histoire passionnante, ô combien ! recommencera dans Tintin . Si tu parles
d’un voyage dans la Lune, que ce soit à mots couverts : il ne
faut pas déflorer le mystère initial. Le titre ? Ça, mon vieux,
je n’en sais encore rien. Laissons mûrir, veux-tu. L’essentiel
est qu’il y ait une histoire 5 .
    Cinq jours plus tard, il s’est mis au travail, « farouchement, et ça va ». Il commence à y reprendre goût,
même si ce n’est plus aussi naturel qu’auparavant.
Maintenant, c’est une affaire de volonté. Le reste viendra par
surcroît, sans doute. Je te l’ai dit, j’ai pris comme scénario La
Lune . […] Je considère le scénario déjà fait comme un simple
point de départ, un simple fil conducteur. Les idées, les gags
seront de moi. Et ce sera bien 6 .
    On peut aller plus loin : le projet que Hergé commence
à développer à cette époque, il l’écrit réellement contre celuide Jacques Van Melkebeke et Bernard Heuvelmans. Ce
n’est pas seulement qu’il s’en éloigne : il en prend l’exact
contre-pied, comme si leur texte jouait le rôle de repoussoir.
Ainsi, alors que le scénario de ses deux collaborateurs confrontait Tintin et ses compagnons aux fastes de la grande
Histoire, Hergé s’empresse d’éliminer les flonflons et les
stars, les hommes politiques et l’amplification médiatique.
Même avec un sujet comme celui-là, il tient à entrer dans le
récit par la petite porte, au plus près du quotidien, et à en
sortir par un gag, à l’opposé de ce qu’en aurait fait Jacobs.
Et jamais, dans la suite de leurs aventures, les personnages
d’Hergé ne se glorifieront de cet exploit sans précédent.
    Toutefois, même si la conduite des deux albums que
réalisera finalement Hergé s’éloigne considérablement du
scénario d’Heuvelmans et de Van Melkebeke, on retrouve
dans Objectif Lune et On a marché sur la Lune bon nombre
de leurs trouvailles, surtout celles qui ont un caractère
scientifique. Ainsi de ce qui concerne l’apesanteur, et des
gags qui peuvent en résulter :
Pendant un des moments où la propulsion cesse, on peut
montrer les personnages qui ne se sont pas attachés flotter dans
l’espace. Les Dupondt et Haddock sont évidemment les victimes. Haddock qui s’apprêtait à vider un verre de whisky
voit celui-ci prendre une forme sphérique dans le verre et s’en
échapper lorsqu’il fait un mouvement de surprise. Et voilà
Haddock nageant dans l’espace à la recherche de sa boule de
whisky. Les Dupondt marchent sur le plafond. Milou n’en
mène pas large. Il ne faut pas perdre de vue que chaque mouvement que l’on imprime à un corps flottant se