Herge fils de Tintin

commettent pas d’imprudences et qu’ils puissent bénéficier de tout le confort moderne. » On ne saurait être plus clair : il n’est plus question de scénario.
    Bernard Heuvelmans n’est pas homme à se vexer pour
si peu. À la mi-décembre, il vient passer quelques jours à
Bruxelles et revoit longuement Hergé. Installé en face de
« Bib », Hergé réagit à ses nombreuses propositions. Parfois, il fait la moue. À d’autres moments, il rebondit sur
une idée avec enthousiasme. « Il ajoutait toujours ses gags
personnels avec ses plaisanteries en bruxellois 10 . » Pendantl’élaboration des planches, le dessinateur continue de faire
appel à Heuvelmans, lui envoyant des SOS dès qu’il bute
sur une difficulté scientifique. Autant Hergé a été long à
se décider, autant il devient impatient une fois qu’il s’est
réellement mis au travail. Et il n’est pas commode pour lui
de dépendre du seul Bernard Heuvelmans, maintenant
que ce dernier vit à Paris, occupé par de multiples projets.
    Plutôt que de faire à nouveau appel à Jacques Van Melkebeke, qui vient de sortir de prison, Hergé va faire intervenir un autre collaborateur dont le rôle dans l’élaboration du double album lunaire a été occulté jusqu’à
aujourd’hui. C’est un jeune homme qui, après une formation juridique, est devenu l’assistant de Victor Hubinon
pour Buck Danny , a aidé Jacobs pour les pages didactiques
du Mystère de la grande pyramide et a participé à l’écriture
de plusieurs scénarios. Il s’appelle Albert Weinberg ; un
peu plus tard, il va créer son propre héros, le pilote canadien Dan Cooper. En attendant, un jour de janvier ou
février 1950, Hergé vient frapper à sa porte, et lui propose
un travail inattendu :
Il m’a confié le canevas de base d’ On a marché sur la Lune . Je
devais me documenter pour qu’il n’y ait pas de trop grosses
erreurs scientifiques. Je devais aussi trouver des idées pour
donner du corps à l’histoire. […] Nous nous rencontrions
chez lui […] et nous discutions beaucoup. Hergé faisait
ensuite le tri 11 .
    Weinberg revendique au moins une idée : les Dupondt
victimes d’une rechute du mal mystérieux contracté après
l’absorption des faux cachets d’aspirine, dans Tintin au
pays de l’or noir  : une idée riche en possibilités de gags, quia immédiatement enchanté Hergé, et qui fait merveille
dans le contexte de la fusée. Mais les documents conservés
prouvent que l’intervention d’Albert Weinberg ne s’est
pas limitée à des discussions. Il a dactylographié au moins
une quinzaine de pages, contenant des suggestions précises. Dans une lettre du 14 avril 1950, il envoie une série
de propositions et annonce que « les planches suivantes »
seront fournies quelques jours plus tard.
    Contrairement à celles d’Heuvelmans et de Van Melkebeke, les indications de Weinberg restent très ouvertes : les
points d’interrogation, les conditionnels et les remarques
marginales abondent. Le futur auteur de Dan Cooper se
comporte comme un consultant : il admire Hergé et est
soucieux de lui faciliter la tâche, en lui apportant un matériau aisément transformable. Aucune page du double
album ne correspond parfaitement aux propositions de
Weinberg. Hergé densifie le récit : il déplace les éléments,
élimine ce qui lui paraît trop appuyé et multiplie les
ellipses. Mais il tire parti de beaucoup de ses suggestions.
    Voici par exemple ce que Weinberg proposait pour la
fin de la planche 1 et la planche 2 d’ Objectif Lune  :
Tintin remarque alors qu’ils n’ont pas encore aperçu Tournesol. Quelques appels restent sans réponse. Nestor signale
que Tournesol ne s’est plus montré. Tintin et le capitaine
décident de se rendre à l’étage. Tournesol y a son logement.
Mais arrivé sur le palier, Milou grogne. Devant la porte, il
gronde et semble pris de peur. Tintin et le capitaine, très
inquiets, se tiennent sur le qui-vive…
    Tintin ouvre la porte et Milou se précipite dans la chambre
en aboyant. C’est le chat qui se trouve à l’intérieur et qui va
se percher sur un meuble. Tournesol n’est pas là. Soudain,
Tintin hèle le capitaine. Il vient de trouver une lettre qui lui
est adressée ainsi qu’à Haddock. Dès les premières lignes,
Tintin sursaute ; Tournesol est parti en Syldavie. Pourquoi ?Question sans réponse, car Tournesol n’explique pas son
départ. Au même instant, sonnerie de téléphone.