Herge fils de Tintin
qui porte
son nom, inventeur d’une arme capable de reléguer « labombe A et la bombe H au rang de la fronde et de
l’arquebuse », il proclame, comme Einstein ou Oppenheimer à cette époque, que ses recherches ont une visée
exclusivement pacifique et humanitaire.
Autour de cette invention, les affrontements battent
leur plein, nous plongeant dans une atmosphère de
roman d’espionnage digne de John Buchan et d’Eric
Ambler. Dans les décors d’allure paisible des environs du
lac Léman, Syldaves et Bordures se disputent violemment
Tournesol. Pour Hergé, ces séquences sont comme un
tribut payé à la Suisse où il a passé les rares moments heureux des années qui viennent de s’écouler. Ces pages sont
aussi l’occasion de ses premiers véritables repérages sur le
terrain. Sans doute sous l’influence de Jacobs et de
Martin, Hergé veut désormais représenter les lieux de
manière tout à fait précise. Il en profite pour retourner sur
place et longe le lac en cherchant « l’endroit exact où une
voiture peut quitter la route et tomber dans le lac 15 ».
L’hôtel Cornavin, à Genève, tirera une gloire durable
d’avoir abrité Tournesol.
Il n’était pas question de repérages pour la fin de l’histoire, puisqu’elle se déroule en Bordurie – ce pays dont Le
Sceptre d’Ottokar avait surtout montré l’alter ego, la Syldavie. La situation politique de ces deux États imaginaires
s’est nettement transformée, comme d’ailleurs celle des
Balkans dont ils s’inspirent. Si la Bordurie n’a rien perdu
de son agressivité et de son arrogance, elle a maintenant le
profil d’un pays de l’Est. Emblème omniprésent du
régime, les moustaches du maréchal Plekszy-Gladz peuvent difficilement ne pas faire songer à celles de Staline,
mort peu avant que Hergé ne commence à dessiner sonhistoire mais pas encore déboulonné par le rapport
Khrouchtchev. Une trouvaille est particulièrement remarquable, celle de cet accent en forme de moustache présent
dans la langue bordure. Cette marque tangible de la propagande jusque dans l’alphabet est d’autant plus impressionnante que Staline en personne était intervenu en
1950 dans les débats linguistiques 16 . Il est peu probable
que Hergé l’ait su ; il est d’autant plus fascinant qu’il ait
pu avoir l’intuition de ce fantasme de dictateur : laisser
son empreinte à l’intérieur du langage.
Comme d’autres albums d’Hergé, cette dix-huitième
aventure de Tintin a connu un écho des plus étranges
dans la réalité. Depuis les attentats du 11 septembre
2001, il n’est plus possible de regarder de la même façon
la scène fameuse de la destruction des gratte-ciel new-yorkais. La coïncidence est d’autant plus troublante que tout,
dans la séquence dessinée par Hergé, passe déjà par les
écrans de télévision. Mais dans L’Affaire Tournesol , l’état-major s’en sert pour donner du crédit à un pur simulacre,
puisque la grande cité qui se désintègre n’est, « en attendant mieux », qu’une maquette de verre et de porcelaine 17 …
Signe que le processus de travail est au point, L’Affaire
Tournesol paraît du 22 décembre 1954 au 22 février
1956, sans la moindre interruption : ce n’était plus arrivé
depuis Le Trésor de Rackham le Rouge , douze ans plus tôt.
Le récit occupe d’abord la dernière page de l’hebdomadaire, traditionnellement dévolue à Blake et Mortimer .
Mais la fin de l’histoire prend place sur la double pagecentrale, à l’horizontale, comme autrefois Le Temple du
Soleil : avec l’équipe dont il dispose, le dessinateur peut se
permettre ce luxe. Il faut dire que la pagination de Tintin vient encore d’augmenter et que le héros d’Hergé commence à être un peu noyé au milieu de ces trente-deux
pages. La présentation « à l’italienne » est sans doute un
bon moyen d’éviter que le petit reporter ne se fonde dans
la masse des autres héros, de plus en plus prestigieux,
qu’animent Jacobs, Jacques Martin, Albert Weinberg,
Jean Graton et quelques autres.
À l’approche de la cinquantaine, Hergé a comme un
renouveau d’énergie. Dans un courrier à son éditeur
anglais, il affirme qu’il lui faut « deux ou trois mois » pour
trouver le sujet d’un album, rassembler la documentation
et bâtir le scénario, puis « soixante-deux semaines pour
dessiner les soixante-deux pages d’une histoire ». Mais ce
rythme, qu’il avait perdu depuis
Weitere Kostenlose Bücher