Herge fils de Tintin

main . En février 1954, on pouvait y lire cette
curieuse information :
Depuis trois ans, les automobilistes qui passent sur la route
de Portsmouth à Londres sont victimes d’incompréhensibles
incidents. À un certain kilomètre (toujours le même), il
arrive que les pare-brise se rompent, sans qu’on ait jamais pu
en trouver la cause. […]
    Les pare-brise ne volent pas en éclats, puisqu’il s’agit de
verres spéciaux, mais ils se « givrent » soudain sous
l’influence d’une multitude de craquelures. La police a
monté la garde des milliers de fois. Rien n’a été trouvé…
Mais on a fini par révéler qu’à trois cents mètres de l’endroit
où soixante-sept accidents de ce genre ont été relevés en trois
ans, est aménagée une usine « ultra-secrète » où des instruments spéciaux convertissent l’énergie électrique en ondes
concentrées ultrasoniques, qui produisent des sons non perceptibles à l’oreille humaine mais capables de percer destrous dans des plaques d’acier. La police n’a jamais été admise
dans cet établissement. On se demande si ces ondes mystérieuses n’ont pas été la cause des inexplicables éclatements de
pare-brise 12 .
    L’idée est aussi intrigante que riche en possibilités graphiques. Avec l’aide active de Jacques Martin, Hergé va en
tirer un de ses albums les plus brillants.
    On peut lire la première page comme un discret clin
d’œil au nouveau mode de vie que souhaite Hergé : très
gentleman-farmer, Haddock se promène avec Tintin dans
un paysage qui évoque fort celui de Céroux-Mousty. À
l’évidence, depuis quelque temps, ce n’est plus au petit
reporter que le dessinateur s’identifie, c’est au capitaine.
L’âge venant, il s’est découvert un nouveau porte-parole :
… Et désormais, il ne me faut plus rien d’autre que cette promenade quotidienne… Finis les voyages, les aventures, les
galopades autour du monde… J’en ai assez ! […] Tout ce que
je désire à présent, moi, c’est le calme, le repos, le silence…
Ah ! le calme ! Ah ! le silence… Écoutez-le ce silence…
    Mais un coup de tonnerre l’interrompt. Un orage
éclate et les événements se précipitent. Bientôt entre en
scène la dernière grande figure des Aventures de Tintin  :
Séraphin Lampion. Ce personnage introduit dans l’œuvre
une figure appelée à s’y développer, celle du parasite : dans
un premier temps, Hergé avait même voulu l’appeler
Crampon. Mais il offre aussi au dessinateur une nouvelle
occasion de mettre en scène sa hantise des liens biologiques. Hergé ne s’en cache pas, l’entourage proliférant de
l’assureur est l’un de ses plus insupportables défauts : « Sa
famille est horrible : la femme, les enfants, la belle-mère,tout ce petit monde est effroyable ! Ils mettent à sac le
château de Moulinsart. Épouvantables, je vous dis 13  ! »
    Une fois encore, Hergé s’affirme comme le non-père ,
dans son œuvre autant que dans sa vie. C’est l’un des traits
les plus fondamentaux des Aventures de Tintin que cette
absence radicale d’ascendance et de descendance qui
caractérise tous les protagonistes. Tintin est sans famille,
mais également ses proches. S’ils ont toutes les apparences
de jumeaux, Dupond et Dupont ne peuvent pourtant être
frères, la différence entre leurs deux patronymes l’indique,
si infime soit-elle ; ce sont des « clones », ainsi que l’a bien
vu Albert Algoud 14 . Du côté du capitaine Haddock, s’il y
a un lointain ancêtre, il n’est jamais question d’un père, ni
de frères ou de sœurs. Il y a seulement cette « vieille
mère » que Tintin évoque dès leur première rencontre et
dont il ne sera plus jamais question. De Tournesol, nous
apprendrons, sur le tard, qu’il n’a « pas de sœur » ; mais
qu’il n’ait pas d’enfant, qu’il n’ait même pas imaginé en
avoir, cela aussi est de l’ordre de l’évidence.
     
    Le personnage du professeur Tournesol a pris une
importance considérable dans la série. Hergé l’a parfaitement senti : le héros des années cinquante, ce n’est plus
l’explorateur ou le reporter, c’est le scientifique, celui qui
maîtrise les forces naturelles. Lorsque Tryphon Tournesol
était apparu dans Le Trésor de Rackham le Rouge , il faisait
figure de bricoleur sympathique. Mais le personnage progresse vite. À l’époque de l’aventure lunaire, il est déjà
devenu physicien nucléaire. Et dans L’Affaire