Herge fils de Tintin
la Libération, il ne va pas
le tenir longtemps.
Quand il travaille, il fume énormément. « Mon pouvoir sur moi-même n’a pas été assez fort pour m’empêcher
de m’intoxiquer de tabac ; deux ou trois tentatives de
stopper se sont terminées lamentablement ; j’étais trop
malheureux ; je n’arrivais plus à trouver une idée, à tracer
un dessin ; j’ai capitulé. » Il continue de dessiner en sifflotant, comme il l’a toujours fait : tous les styles y passent,
« de Debussy à Léo Ferré en passant par beaucoup
d’autres 18 ».
La mise en place des Studios Hergé a conduit l’auteur
des Aventures de Tintin à modifier certains aspects de sa
méthode de travail. Les premières phases n’ont pas
changé. Hergé tâtonne jusqu’à la mise au point du
synopsis, qu’il rédige de manière brève, sans chercher àtout préciser. Puis il élabore seul le découpage de l’histoire, en griffonnant, souvent sur du papier à lettres, de
petits croquis où se mêlent les dialogues et les principaux
éléments graphiques ; c’est une phase difficile, car Tintin reste un feuilleton : « il faut un suspense ou une chute à la
fin de chaque page ». C’est alors que commence le dessin
proprement dit, en grand format. À partir de L’Affaire
Tournesol , les crayonnés sont réalisés sur des feuilles distinctes de la planche définitive, pour pouvoir permettre à
plusieurs mains d’intervenir aisément sur la même page.
Hergé est le seul à dessiner les personnages : il y va de
toutes ses forces, en cherchant à leur donner « le plus de
vie et le plus de mouvement possibles 19 ». Puis, il passe la
page à ses assistants pour qu’ils complètent les décors et les
costumes. Dès lors, les planches ne cessent de voyager
d’un bureau à un autre, d’autant que Hergé aime travailler simultanément sur plusieurs séquences. Quand il
rencontre une difficulté, il laisse la page de côté et en commence une autre, ce qui déstabilise parfois son équipe.
La précision est devenue un objectif prioritaire. On utilise un nombre toujours plus important de documents,
que le père d’Hergé, qui vient travailler tous les après-midi, classe selon des codes bien à lui, hérités de la firme
Van Roye-Waucquez où il a fait toute sa carrière. Des
armoires entières sont remplies d’images découpées dans
le National Geographic et quantité d’autres revues. Pour le
reste, on fait des croquis : le moindre objet est dessiné
d’après nature, souvent sans aller chercher bien loin.Comme le racontait Bob De Moor : « Tous les meubles
qui sont dans les Studios ont été dessinés dans les albums.
Les armoires de ce bureau, vous les trouverez dans Objectif
Lune ! Les lampes, les clés, les poignées de portes, tout a
été utilisé 20 ! »
Depuis les années quarante, les séances de pose font
partie de la méthode. Hergé les juge désormais
« indispensables pour arriver à rendre de la façon la plus
juste possible et la plus expressive possible telle ou telle
attitude d’un personnage ». Quand Jacobs travaillait à ses
côtés, c’était généralement lui qui jouait les scènes,
d’autant que cela comblait un peu ses frustrations de
chanteur d’opéra. Depuis la constitution des Studios,
Hergé préfère prendre la pose, laissant un de ses collaborateurs faire le croquis préparatoire. « Pourquoi ? Parce
qu’il est infiniment plus facile et plus rapide de tenir moi-même le rôle du personnage à représenter que d’expliquer
à quelqu’un d’autre l’attitude qu’il doit prendre 21 . » Pour
l’heure, les attitudes sont justes, variées, souvent cocasses.
Avec les années, ce système engendrera quelques effets
pervers : Hergé vieillissant, les poses de Tintin deviendront plus statiques, et les scènes d’action moins crédibles 22 .
C’est en ce milieu des années cinquante, avec l’équipe
rassemblée dans les Studios bientôt installés dans deslocaux plus vastes au 162, avenue Louise, que Hergé
achève de définir son style et se met à le théoriser. Malgré
son apparente sérénité, la ligne claire qui s’impose à cette
époque reste un combat de chaque instant. Inlassablement, Hergé cherche à saisir la vérité d’une attitude, la
force d’un mouvement. Le trait juste est une conquête, et
le bouillonnement rageur des esquisses est l’indispensable
corrolaire d’une mise au net apaisée.
Quand je crois, avec toute la spontanéité,
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