Herge fils de Tintin

promu capitaine –,
Bianca Castafiore, Séraphin Lampion et surtout Roberto
Rastapopoulos – devenu marquis di Gorgonzola – qui
prend dans cette histoire sa véritable dimension.
    Comme ceux de Balzac, les héros d’Hergé ont une histoire qui s’est construite peu à peu. Par petites touches,
album après album, le dessinateur a complété leur
portrait. Nous savons tout de l’ancêtre du capitaine
Haddock ; nous n’ignorons pas que lui-même a navigué
« pendant plus de vingt ans » avec le capitaine Chester et
qu’il a voyagé dans la mer des Antilles ; nous pouvons
reconstituer sans trop de peine la progressive dégringolade
qui, de petit verre en grande bouteille, a fait de lui l’épave
rencontrée par Tintin sur le Karaboudjan . De même, nous
avons appris que Tournesol a fait toutes ses études avec
Bergamotte et nous pouvons imaginer son parcours
d’autodidacte ; sa surdité, son indépendance radicale, son
refus de se laisser enfermer dans une seule discipline
auraient fait de lui, sans la providentielle rencontre avec
Tintin et le capitaine, un laissé-pour-compte de la
science. Nestor aussi a un passé chargé : auprès des frères
Loiseau, et peut-être de leurs prédécesseurs à Moulinsart 29 .
    Seul Tintin obéit à une tout autre logique. L’étonnant
n’est pas qu’il soit né sans état civil, comme une pure
fonction narrative, c’est qu’il ait pu poursuivre ses aventures, vingt-quatre albums durant, sans nom, sans âge,
sans réelle profession et sans autre famille que celle qu’ilse forge peu à peu. S’il n’a rien d’un personnage au sens
classique, Tintin n’est pas pour autant une abstraction : il
n’est pas réellement dénué de passé, mais, contrairement
aux autres personnages, ses souvenirs sont strictement
limités aux actions que nous l’avons vu accomplir dans les
albums d’Hergé. Sa mémoire est celle d’un corpus , non
d’un corps : aucun souvenir, aucune allusion, ne renvoie
à un entre-deux-livres , moins encore à un événement antérieur à Tintin au pays des Soviets . Le plus remarquable est
que, ami ou ennemi, aucun personnage ne s’avise jamais
de cette étrangeté.
    Tintin est une pure idéalité, acceptée comme telle par
tous les autres acteurs. Il n’obéit pas aux mêmes règles que
ses compagnons. Figure neutre et presque vide, parfait
support à l’identification du lecteur, il est cette pierre
angulaire indispensable à la stabilité de l’édifice et à la
bonne marche de l’aventure. Pourtant, plus Hergé complète le portrait des autres personnages, plus il a de mal à
s’intéresser au petit reporter. Dans Coke en stock , déjà, il
n’est plus le moteur du récit : c’est Rastapopoulos qui
mène la danse. Au fil des ans, trouver un vrai rôle à Tintin
va devenir problématique.
     
    Pour l’instant, la machine des Studios est bien rodée et
Hergé se réserve davantage de temps libre. Il ne va pas
plus qu’autrefois au théâtre ou au cinéma, mais il lit bien
davantage, très probablement sous l’influence de Baudouin van den Branden. Outre Balzac, les romanciers
qu’il cite régulièrement à cette époque sont Dickens,
Stendhal, Proust et Simenon. Parmi les contemporains,
c’est toujours Montherlant qui a sa préférence. Il lit aussi
les ouvrages que des écrivains commencent à lui envoyer,
surtout quand il s’agit de proches comme Robert Poulet
ou Félicien Marceau.
    Si Hergé ne s’est pas mis à la peinture, comme il en
avait rêvé au cours de ses fugues en Suisse, il s’intéresse à
celle de ses contemporains, surtout depuis qu’il fréquente
un collectionneur passionné d’art belge qui n’est autre
que son tailleur, M. Van Geluwe. Il découvre l’œuvre de
ses compatriotes Permeke et Alechinsky, mais se passionne pour Poliakoff.
J’ai été très longtemps rebelle à l’art abstrait ; je le suis moins
depuis que la nécessité d’une « révolution » m’est apparue,
dans mon intérêt. J’ai tout à coup ressenti le besoin d’un
choc, d’un courant d’air. Dans mon bureau, une toile de
Joan Miró a remplacé l’œuvre d’un sage paysagiste flamand,
et tout le mobilier a suivi le mouvement dans le sens du
modernisme le plus poussé 30 .
    Pendant les longs week-ends à Céroux-Mousty, les loisirs d’Hergé sont on ne peut plus traditionnels : « les travaux de jardin, le ping-pong, la pétanque, la marche, la
guitare ». En apparence, tout est rentré dans