Herge fils de Tintin
toute l’irréflexion
nécessaire et toute l’inconscience possible, être parvenu à un
bon résultat, je refroidis alors mon dessin par un calque et je
reprends les traits qui me semblent les meilleurs, et qui me
paraissent donner le plus de mouvement, d’expressivité, de
lisibilité, de clarté. Rien n’est réfléchi au départ, mais tout est
refroidi après 23 .
Contrairement à ses futurs émules, Hergé n’est jamais
pressé d’atteindre la ligne claire. L’encrage, chez lui, n’est
nullement la redite, nécessaire mais un peu ennuyeuse, de
ce qui fut crayonné. La maîtrise ne suffit pas : ce qui
compte, c’est de conserver jusqu’au bout la tension entre
la vitalité du croquis et la lisibilité de la mise à l’encre.
« Ce qui m’a toujours frappé dans le dessin d’Hergé, disait
Jacobs, c’est ce trait extraordinairement vivant qu’il
avait… Je suis persuadé qu’une bonne partie de son génie
résidait dans ce trait qui bougeait sans cesse, qu’il dessine
une plante, un meuble ou le pli d’un vêtement 24 . »
Il n’en reste pas moins que le style libre et spontané du
premier Hergé, cette ligne folle si bien décrite par Pierre
Sterckx et qui s’était épanouie dans les premiers Quick etFlupke , n’a cessé de perdre du terrain 25 . Pour s’en assurer,
il n’est que de confronter l’édition en couleur des Cigares
du Pharaon avec la version noir et blanc : cette aventure
de Tintin est la dernière à avoir été mise en couleur ; la
jugeant trop primitive, Hergé la redessina entièrement,
avec l’aide de son équipe. Le travail est de qualité, mais
une forme de fraîcheur et de liberté a disparu en route, en
même temps que les séquences les plus extravagantes
étaient éliminées. Grand admirateur de la version originale, dont il fit un savoureux pastiche, Jacques Tardi
exprima un jour sa perplexité : « On n’a jamais rien dessiné de plus beau que les premiers albums Tintin noir et
blanc. La molle sensualité du trait m’émeut encore. Alors,
pourquoi avoir redessiné tout ça 26 ? » « Molle sensualité » : la formule est très juste et fait parfaitement sentir
ce dont le Hergé de l’âge classique va s’éloigner de plus en
plus.
Narrativement, Tintin est le contraire d’une de ces
séries où les albums s’enchaînent de façon linéaire,
comme de simples variations autour des mêmes thèmes.
Chaque fois qu’il aborde un projet, Hergé continue
d’avoir le trac. C’est que – semblable en cela à Jacobs – il
voudrait que chaque histoire propose un véritable renouvellement de la série.
Complexe, ambigu, quasi labyrinthique, Coke en stock ,
dont la publication commence dans Tintin en
octobre 1956, est sans doute l’album où Hergé va le plus
loin dans la mise en scène de son propre univers. Grâce aulivre Balzac et son monde de son ami Félicien Marceau 27 ,
paru en 1955, un an avant qu’il n’entame Coke en stock ,
Hergé s’est passionné pour le procédé du retour des personnages dans La Comédie humaine et a senti tout le parti
qu’il pouvait en tirer 28 .
Hergé évoquait déjà Balzac dans une lettre à Marcel
Dehaye du 5 juillet 1948, mais il n’avait encore de son
œuvre qu’une connaissance superficielle. Il l’avoua dans
un entretien : c’est le « livre passionnant » de Félicien
Marceau, Balzac et son monde – « où il y a notamment la
nomenclature des personnages avec une biographie de
chacun, comme si chacun d’eux avait réellement existé »
– qui lui ouvrit les portes de La Comédie humaine . Quatre
ans plus tard, le principe de Balzac et son monde sera utilisé dans le premier livre consacré à Hergé, Le Monde de
Tintin de Pol Vandromme, dont Félicien Marceau est
d’ailleurs le dédicataire. « Il ne s’agit évidemment pas de
me comparer à Balzac », ajoute Hergé en une parfaite
dénégation.
Certes, tout n’est pas venu de La Comédie humaine .
Intuitivement, le dessinateur usait depuis longtemps du
même procédé. Mais jamais il ne lui avait donné une telle
ampleur avant cette dix-neuvième aventure de Tintin.
C’est d’abord le général Alcazar, sur lequel Haddock
tombe littéralement au bas de la première planche, puis
Abdallah et l’émir Ben Kalish Ezab, Dawson – l’ancien
chef de la Concession internationale de Shanghai –, Oliveira de Figueira, le docteur Müller – alias cette fois MullPacha –, le lieutenant Allan – qui a été
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