Herge fils de Tintin

Malgré les naïvetés qui
subsistent dans Tintin en Amérique , l’auteur, à force
d’humour et de sens du rythme, parvient à échapper en
partie aux pesanteurs du milieu dans lequel il baigne. Car
s’il prétend stigmatiser la folie des États-Unis, après
Georges Duhamel et ses Scènes de la vie future , il est évident que ce monde le fascine et que son dessin l’exalte. En
dépit de l’abbé Wallez, anti-américain comme presque
toute la droite catholique des années trente. C’est cela
sans doute qui rend supportables, et même réjouissantes,
les premières Aventures de Tintin  : elles montrent autre
chose que ce qu’elles étaient censées dire. Les enfants des
années trente ne s’y étaient pas trompés. Celui qu’ils
applaudissaient, au retour de ses voyages, ce n’était pas levertueux pourfendeur du communisme soviétique et du
capitalisme yankee, mais un adolescent libre et volontiers
canaille, ivre d’énergie et de vitesse.
    Idéologiquement, Tintin en Amérique est de toute
manière moins caricatural que Tintin au Congo . Juste
avant son départ, dans le numéro du Petit Vingtième du
20 août 1931, Tintin faisait ainsi part à Milou de son sentiment sur la ségrégation raciale. Pour l’époque, le point
de vue est nettement progressiste :
Les Noirs des États-Unis sont des descendants d’anciens
esclaves. Alors, les Blancs se croient très supérieurs. Ce qui
est faux, parce que l’esclave est toujours de loin plus estimable que son maître absolu.
    Tout individu qui a dans les veines une goutte de sang nègre
est considéré comme un être inférieur. Il doit vivre dans un
quartier séparé. Il ne peut se marier avec une Blanche. Il y a
des écoles, des universités, des églises spécialement pour les
nègres.
    Et, bien souvent, dans les provinces du Sud, il arrive qu’on
lynche un Noir. Le malheureux qui a commis un vol ou un
crime ou même qui en est simplement soupçonné est tué par
les Blancs en furie. Et la justice ferme les yeux et laisse massacrer l’homme de couleur.
    Beaucoup plus importante est la scène où les Indiens
sont chassés de leur réserve par les soldats américains, une
heure après la découverte d’un puits de pétrole. C’est
comme une esquisse de cette défense du faible qui, à
partir du Lotus bleu , caractérisera la plupart des Aventures
de Tintin .
    Pour le reste, ce troisième récit fonctionne sur le même
mode que les deux précédents. L’histoire s’arrête quand les
ressources narratives les plus évidentes du pays visité ont
été consommées : le décor est un combustible dont les
signes sont épuisés à grande vitesse ; il s’agit à proprementparler de recueils de clichés, d’albums de lieux communs.
Stylistiquement, les progrès continuent, et les planches
remarquables sont nombreuses ; certaines – comme celle
qui voit Tintin se glisser par la fenêtre d’un gratte-ciel –
sont des morceaux d’anthologie. Dans cet album, l’influence du cinéma est plus forte que jamais, et parfois un
peu trop littérale. Dès son histoire suivante, Hergé renoncera aux avant-plans démesurés et aux perspectives spectaculaires pour se concentrer sur des effets plus spécifiques.
    C’est au début du mois d’avril 1932 qu’a lieu le premier contact d’Hergé avec les établissements Casterman
de Tournai, des « éditeurs pontificaux » comme l’indique
le papier à lettres. Son camarade Charles Lesne, ancien
collègue du Vingtième Siècle , est devenu depuis peu l’un
des proches collaborateurs de Louis Casterman, le patron
des éditions. Après avoir félicité Hergé pour ses fiançailles,
Lesne lui propose une collaboration en des termes embarrassés et rétrospectivement pleins de saveur.
Je voudrais te demander si tu pourrais accepter, éventuellement, de travailler un peu pour la maison Casterman […].
Nous avons assez souvent des livres à illustrer […], des couvertures de livres à créer, etc.
    Il me semble que ton « genre » pourrait convenir… si tu as
assez de temps pour accepter le principe d’une collaboration.
Je dois justement « rajeunir » la couverture d’un livre dont
un nouveau tirage a été fait récemment.
    Pourrais-tu faire un projet de couverture en t’inspirant des
indications ci-jointes ? Je ne te demande pas un dessin
achevé, mais un croquis, une esquisse, que je pourrais soumettre à mon administrateur. J’aimerais quelque chose
d’assez sobre, dans la ligne moderne, mais