Herge fils de Tintin
choses, dès qu’elles sont, soit racontées, soit sous-entendues par des gens comme eux, un aspect répugnant.
La compagnie des simples soldats l’intéresse davantage,
et on découvre une fibre sociale peu courante sous sa
plume.
Il y a tout un stock de Wallons, de Borains.
Des mineurs, des lamineurs. Il faut les entendre raconter
leurs misères, simplement, sans chercher à faire de l’effet. La
situation est mauvaise au pays noir.
La haine des capitalistes perce dans tous leurs propos 6 .
D’autres choses l’aident à supporter ces journées de
manœuvres, dont la lecture d’un livre sur Nietzsche. Sans
doute est-ce Raymond De Becker qui le lui a prêté.
Hergé, qui n’a guère l’habitude de ce type d’ouvrage, est
fasciné, mais aussi angoissé par « cette recherche de la
vérité », « cette cruauté et cette précision ». Une phrase le
retient particulièrement.
J’ai vu, encadrée d’un trait au crayon, la citation suivante de
Nietzsche : « Il n’y a pour toi qu’un seul commandement :
sois pur ! »
C’est merveilleux, mais cela demande de l’héroïsme, et surtout cela suppose une parfaite connaissance de soi-même 7 .
Cette question de la pureté rebondira bien des années
plus tard.
Professionnellement aussi, Hergé cherchait à se montrer digne de Germaine. Et, dans l’immédiat, il n’était pas
trop fier de Tintin au Congo . Envoyer Tintin en Amérique
l’intéressait bien davantage, à cause des Peaux-Rouges,dont le scoutisme lui avait donné le goût, mais plus
encore à cause du cinéma qui avait nourri son enfance.
Peut-être est-ce cet enthousiasme pour son sujet qui
poussa Hergé à se documenter un peu plus pour ce troisième épisode que pour les deux précédents. Outre ses
souvenirs de Fenimore Cooper, il utilisa surtout deux
publications récentes : un numéro spécial du Crapouillot et les Scènes de la vie future de Georges Duhamel.
Élément clé de l’information d’Hergé durant les années
trente, Le Crapouillot se voulait d’abord non-conformiste.
Bien que plutôt marqué à droite, le magazine accueillait
des polémistes de tous bords, se spécialisant dans la
dénonciation des scandales. Pour Hergé, la lecture d’une
telle revue est une première façon de marquer ses distances par rapport au catholicisme étroit du Vingtième
Siècle . Dans le numéro spécial du Crapouillot d’octobre 1930 consacré aux États-Unis, il est frappé par
un article d’un certain Claude Blanchard intitulé
« L’Amérique et les Américains ». L’auteur y propose un
catalogue d’images fortes, des gratte-ciel aux usines les
plus futuristes. Ambigu à souhait, le commentaire
exprime bien ce que devait être l’impression d’Hergé.
« Tous les spectacles que les États-Unis m’ont offerts me
sont apparus comme une agression contre tout ce que les
vieilles civilisations ont inventé pour donner à l’homme
une existence supportable. […] Mais j’y ai senti, souvent
aussi, l’envie de me mêler à cette danse infernale 8 . »
Quant à l’autre source d’inspiration d’Hergé, Scènes de
la vie future , il s’agit, sous couvert d’un récit de voyage,
d’une interminable jérémiade sur les méfaits de l’Amérique et l’immense menace qui pèse sur l’Europe si elle neréagit pas contre sa néfaste influence. Georges Duhamel
tente de convaincre ses lecteurs que les États-Unis représentent bel et bien, sous tous leurs aspects, une abomination pure et simple. Le chapitre qui frappa le plus Hergé
est – de son propre aveu – la description des abattoirs de
Chicago. Quelle distance pourtant entre le pompeux
lyrisme de Duhamel (« Combien de temps, combien de
temps encore pour que l’ombre de l’abattoir se dissolve
dans l’oubli, seul remède, seule excuse ? ») et la rapidité
incisive de la scène qu’en tire le dessinateur. (« Si cette
machine ne s’était pas arrêtée tout de suite, nous sortions
d’ici sous forme de corned-beef !!! ») À lire ces deux
variations sur un même thème, on mesure le chemin parcouru par Hergé depuis l’époque où, pour la séquence des
élections truquées de Tintin au pays des Soviets , il avait
repris presque mot pour mot une page de Moscou sans
voiles …
Jamais on ne se rend aussi bien compte du talent
d’Hergé qu’en voyant ce qu’il tire des sources dont il s’inspire. Par l’effet d’une étrange alchimie, tout, sous sa
plume, semble devenir aérien.
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