Herge fils de Tintin
désormais exister sans
voyager. Nous découvrons son petit appartement de la rue
du Labrador ; nous le voyons faire de la gymnastique en
écoutant la radio. C’est la première mention d’une forme
de quotidienneté qui va prendre de plus en plus de placedans Les Aventures de Tintin . Bien sûr, le récit ne tarde pas
à s’emballer. Les péripéties s’enchaînent les unes aux autres
avec rapidité, entraînant Tintin dans un voyage échevelé et
multipliant les digressions. Mais les personnages ne cessent
de poursuivre un objet que d’autres recherchaient déjà
bien avant que l’histoire ne commence : le fétiche à
l’oreille cassée.
Certes, dès Les Cigares du Pharaon , Hergé avait tenté
d’unifier son récit par une sorte de fil d’Ariane : le signe
du Pharaon Kih-Oskh. Mais ce signe ne jouait encore
qu’un rôle secondaire : il revenait dans de nombreuses
séquences mais ne constituait pas un ciment suffisant
pour homogénéiser véritablement l’album. Ici au
contraire, le fétiche arumbaya est présent d’un bout à
l’autre du récit. On annonce son vol au bas de la première
page. Ce n’est qu’à la planche 60 qu’il sera enfin retrouvé.
Entre-temps, tel le furet de la célèbre ronde enfantine, il
n’aura cessé de courir de main en main et de connaître
toute une série de transformations. Grâce à ce fétiche tant
convoité, parent du « MacGuffin » cher à Hitchcock,
Hergé donne à L’Oreille cassée une formidable dynamique 1 . L’élément poursuivi concentre les énergies, celles
des personnages aussi bien que celle du lecteur. Créant des
réactions en chaîne, il confère à cet album une vitalité sans
pareille. Que Hergé ait eu bien des difficultés à se sortir de
cet imbroglio ne doit pas conduire à sous-estimer la réussite narrative de l’album.
L’Oreille cassée a fasciné les philosophes, de Clément
Rosset 2 à Michel Serres. Ce dernier dira y avoir « plusappris sur le fétichisme que chez Freud, dans Marx ou
Auguste Comte, voire le président de Brosses 3 ». Personnellement, je ne peux m’empêcher de relever les liens
innombrables qui rapprochent cette sixième aventure de
Tintin et un essai qui en est contemporain, L’Œuvre d’art
à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter
Benjamin : le philosophe y évoque la mutation radicale
du statut de l’œuvre d’art engendrée par la reproduction
mécanique :
Il est incontestable que, telle que la fournissent le journal
illustré et l’hebdomadaire d’actualités, la reproduction se distingue de l’image. En celle-ci, unicité et durée sont aussi
étroitement liées que le sont en celle-là fugacité et possible
répétition.
On sait que les plus anciennes œuvres d’art naquirent
au service d’un rituel, magique d’abord, puis religieux. Or
c’est un fait de la plus haute importance que ce mode
d’existence de l’œuvre d’art, lié à l’ aura , ne se dissocie
absolument jamais de sa fonction rituelle. En d’autres
termes, la valeur unique de l’œuvre d’art « authentique »
se fonde sur ce rituel qui fut sa valeur d’usage originelle et
première 4 .
La lecture en parallèle de L’Oreille cassée et de l’essai de
Benjamin révélerait un nombre troublant d’échos et de
correspondances. Qu’est-ce que le fétiche arumbaya sinon
un objet sacré, chargé d’aura, qui se transforme en marchandise ? Lopez, qui le dérobe, y dissimule un diamant :pour lui, le fétiche n’est plus qu’un réceptacle. Après le vol,
les copies se multiplient : artisanales d’abord, industrielles
ensuite. L’aura s’éloigne de plus en plus. Survient enfin
Goldwood, le collectionneur. Son nom même dit qu’il est
celui qui veut changer le bois en or, c’est-à-dire tenter de
restaurer nostalgiquement l’aura, en une étrange opération
alchimique. On jurerait que Benjamin commente la fin de
l’album quand il écrit que « le collectionneur ressemble
toujours un peu à un adorateur de fétiches 5 ».
Hergé n’avait bien sûr pas lu Walter Benjamin ; et ce
dernier, malgré l’étendue de sa curiosité, devait tout
ignorer des Aventures de Tintin . Cela n’empêche pas L’Oreille cassée de constituer une parfaite métaphore de la
nouvelle situation esthétique décrite par le philosophe
allemand. C’est peut-être que le phénomène de la
« reproductibilité technique » était comme une évidence
pour le dessinateur du Petit Vingtième .
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