Herge fils de Tintin
enclin
à dire non ; ce n’est pas dans son caractère. Et puis CœursVaillants constitue pour l’instant sa seule ouverture vers le
marché français. Il ne tarde donc pas à faire une proposition. « J’avais à ce moment-là des jouets chez moi pour un
travail de publicité et parmi eux un singe appelé Jocko. Et
j’ai donc fondé, à partir de ce Jocko, une petite famille
nouvelle, vraiment pour répondre au souhait de ces messieurs de Cœurs Vaillants en me disant qu’ils avaient peut-être raison 10 . »
Le 24 janvier 1936, dans une lettre à Charles Lesne,
Hergé s’avoue plus débordé que jamais. « J’ai accepté de
pondre une nouvelle histoire pour enfants qui commence
à paraître dans Cœurs Vaillants . C’est te dire le travail que
j’ai 11 . » Et comme son propre éditeur semble ne pas comprendre qu’il soit à ce point surchargé, Hergé détaille ses
activités : « Ce qui m’occupe tant ? J’ai sur les bras trois
“histoires” par semaine. […] En comptant deux jours par
histoire, cela me fait ma semaine. Et je ne puis avoir le
moindre accroc : grippe, emprisonnement, tuile sur la
tête ou planches en couleurs pour certaine maison
d’édition 12 . » Mais son correspondant insiste pour lui
demander quelques travaux annexes : « Tu finiras par
avoir raison de moi. […] Veux-tu ma mort ? », lui écrit
Hergé le 13 mars. « Non, je ne veux pas ta mort, j’ai trop
besoin de toi !!! », répond Lesne dès le lendemain. En réalité, Hergé ne pourra longtemps mener de front les trois
histoires : Quick et Flupke seront bientôt mis en veilleuse,
tout comme les illustrations de circonstance. Mais ce surmenage, abordé sur un mode badin dans les lettres de
cette époque, deviendra dix ans plus tard un problème on
ne peut plus sérieux.
La première aventure de Jo, Zette et Jocko, Le Rayon du
mystère démarre donc dans Cœurs Vaillants le 19 janvier
1936. Sa publication s’y poursuit en deux couleurs –
rouge et noir – jusqu’en juin de l’année suivante. Et est
reprise dans Le Petit Vingtième avec quelques mois de
retard. Le récit, qui touche à la science-fiction par plusieurs de ses aspects, enchaîne avec vivacité des éléments
plutôt conventionnels. Savant fou, robot incontrôlable,
repaire sous-marin, cannibales crédules et explosion
finale : il est peu de clichés du roman populaire que l’on
ne retrouve dans cette histoire. Quant aux personnages,
ils sont si fades qu’il nous est bien difficile de nous soucier
de leurs malheurs.
Il est du reste symptomatique que, pour tout ce qui
concerne Jo et Zette , le cahier « Tintin éléments » ait été
retourné. Pour cette série de commande, dans laquelle
Hergé dira ne jamais s’être senti très à l’aise, son imagination fonctionne de façon beaucoup plus linéaire. Le scénario de la seconde aventure des deux enfants, Le Stratonef
H22 , semble être né presque d’un coup, à partir d’une
« trame générale ».
Un riche Américain meurt et laisse un testament par lequel
il lègue toute sa fortune au premier qui traversera l’Atlantique en moins de dix heures. (Il faudra donc employer un
avion stratosphérique.)
Toutefois, ce vol devra être accompli dans l’année qui suivra
la lecture du testament. Faute de quoi, la fortune reviendra
aux héritiers de l’Américain. Ceux-ci vont mettre tout en
œuvre pour empêcher ce vol de réussir.
Sabotages, vols de plans, enlèvements, etc.
Le jour avant que le délai expire, le pilote de l’appareil stratosphérique construit par la SAFCA est enlevé : c’est
M. Legrand lui-même.
Tout est perdu, mais Jo et Zette prendront place à bord de
l’avion et réussiront, à grand-peine, le fameux raid.
Conçue de manière artificielle, la série des Aventures de
Jo, Zette et Jocko est comme une confirmation par
l’absurde de la justesse des choix initiaux opérés pour Les
Aventures de Tintin . Alors que Tintin et Milou étaient
apparus seuls, et que les autres personnages n’allaient les
rejoindre que peu à peu, au fur et à mesure des besoins,
Hergé avait dû donner naissance d’un coup à toute une
galerie de héros. Plus profondément, l’idée d’une famille
biologique ne l’inspirait en rien. D’allure badine, ses commentaires à ce propos méritent d’être lus de près :
Ça m’ennuyait terriblement ces parents qui sanglotaient tout
le temps à la recherche de leurs enfants partis dans toutes
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