Herge fils de Tintin

inconvénient que j’y trouve, c’est le manque de
temps ; je me demande quand je les ferais ces dessins 17 …
    Et le dessinateur suggère d’utiliser certaines couvertures du Petit Vingtième. « Autrement, cinq dessins inédits, cela me fera cinq dimanches ! Les autres jours de la
semaine sont pris du matin au soir, sans arrêt. » Déjà,
pourtant, il s’emploie à esquisser lesdits hors-texte…
    Un autre point le préoccupe : le dessin de couverture.
Hergé a fait un premier projet, très graphique, en s’inspirant de la couverture d’un magazine : on y voyait une
danseuse, devant un mur sombre décoré d’un dragonrouge. Pour rendre l’image plus impressionnante, Hergé
l’a totalement renversée : la gueule de ce dragon peint a
l’air de menacer Tintin, dont seule la tête dépasse d’un
vase chinois. L’essentiel est maintenant de trouver une
technique qui mette en valeur le dessin.
Il doit y avoir des dégradés, des teintes fines, par exemple
dans le vase et le motif dans le lampion. Ces dégradés, que tu
n’as pu voir sur le projet puisque aussi bien il était loin d’être
terminé, sont nécessaires pour rendre l’atmosphère mystérieuse propre à attirer les gosses. Je considère donc une bonne
couverture comme le premier moyen de publicité 18 .
    Et celle du Lotus bleu est d’une force extraordinaire. Ce
n’est en rien un résumé de l’album ; on y voit à peine
Tintin, mais l’image est inoubliable, comme une bonne
affiche de film.
    La mise au point technique de l’album sera longue ; ce
n’est qu’en octobre 1936 que Hergé recevra le premier
exemplaire. En dépit de deux ou trois détails d’impression, il en est vraiment fier. Qu’importe si personne, sur
le moment, n’a l’air de remarquer le pas qu’il vient de
franchir. Pour lui, cette cinquième aventure de Tintin gardera toujours un caractère particulier, presque sacré : ce
n’est pas pour rien que ses cent vingt-quatre planches originales, avec les superbes bleutés d’aquarelles par lesquels
il indiquait l’emplacement des grisés, seront les seules à
rester intouchées, dix ans plus tard, au moment des mises
en couleur.
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    1  Lettre d’Hergé à un lecteur, Michel G., 26 mars 1969. Cité par
Philippe Goddin in Hergé, chronologie d’une œuvre , Moulinsart, 2001,
tome II, p. 253.
    2   Le Petit Vingtième , 8 mars 1934.
    3  Lettre du père Neut à Hergé, 11 mai 1934.
    4  Lettre d’Hergé au père Neut, 16 mai 1934.
    5  Gérard Lenne, Tchang au pays du Lotus bleu, Librairie Séguier,
1990.
    6  Patrice Hamel et Benoît Peeters, « Entretien avec Hergé », Minuit 25 , septembre 1977, p. 27.
    7  Lettre d’Hergé à Tchang Tchong Jen, 1 er mai 1975.
    8  Témoignage de Tchang Tchong Jen à l’auteur, 1988.
    9   Le Lotus bleu , version noir et blanc, p. 12.
    10  Roland Barthes, Mythologies , Seuil, coll. « Points », 1970, p. 222-223.
    11   Encyclopædia Universalis , volume 9, p. 332.
    12  Lettre de l’abbé Gosset à Hergé, 8 septembre 1975.
    13  Gérard Lenne, Tchang au pays du Lotus bleu, Librairie Séguier,
1990, p. 52-53.
    14   Ibid. , p. 56.
    15  Lettre d’Hergé à Charles Lesne, 20 décembre 1935.
    16  Lettre de Charles Lesne à Hergé, 11 février 1936.
    17  Lettre d’Hergé à Charles Lesne, 12 février 1936.
    18  Lettre d’Hergé à Charles Lesne, 22 février 1936.

 
    2
     
    L’apprentissage du récit
     
    Si Le Lotus bleu représente un tournant essentiel, à la fois
sur le plan graphique et sur le plan idéologique, une révolution presque aussi importante s’opère du point de vue
narratif avec L’Oreille cassée , dont la parution débute le
5 décembre 1935 dans Le Petit Vingtième . Cette sixième
aventure de Tintin est en effet la première à reposer sur une idée de scénario. Dans les précédents albums, le cadre géographique avait fourni l’essentiel du contenu, au fur et à
mesure des besoins. Certes, Le Lotus bleu peut paraître plus
construit, mais son élaboration s’est produite en cours de
route, avec l’aide de Tchang et le secours d’une actualité
dramatique. Sitôt qu’on s’efforce de le résumer, on se rend
d’ailleurs compte du caractère assez biscornu du récit.
    Rien de tel avec L’Oreille cassée . Cette fois, Hergé veut
bel et bien raconter une histoire. La preuve : elle démarre
à Bruxelles, dans un lieu apparemment peu propice à
l’aventure, un musée. Tintin peut