Herge fils de Tintin

Bien avant de
s’intéresser à l’art, Hergé réussit paradoxalement à en
traiter avec plus de profondeur qu’il ne le fera, tout à la fin
de sa vie, dans les esquisses de Tintin et l’Alph-Art .
    Quelles que soient les qualités de L’Oreille cassée , Hergé
avait souffert pendant l’élaboration de ce récit plus complexe qu’à l’accoutumée. Il travaillait sans vrai recul, à la
vitesse du feuilletoniste, et pourtant il fallait qu’il retombe
sur ses pieds. « Je ne savais plus comment me dépêtrer :
cette histoire de bijoux ? Qui avait tué ? Qui avait volé ?
Pourquoi ? Comment ? Je n’en sortais plus 6 . » Et il estvrai que sur plusieurs questions, l’intrigue, si captivante
soit-elle, ne résiste pas à une analyse logique.
    Sans doute sont-ce les moments de désarroi vécus pendant l’élaboration de cet album qui incitent Hergé à coucher sur le papier quelques points de repère et à laisser
désormais mûrir une histoire avant de commencer à la
dessiner. C’est en tout cas sur une note on ne peut plus
claire que démarre le premier carnet de scénarios, sobrement intitulé « Tintin éléments » :
Idée de départ : très simple (le fétiche à l’oreille cassée : trop
compliqué).
    Permettant de mêler Tintin à des événements importants,
d’ordre international (trafic d’armes, de stupéfiants, espionnage : au profit de qui ?…)
    Évitant le plus possible l’emploi du texte et donnant toute
l’importance au mouvement.
    Dans le petit cahier d’écolier où, deux années durant, il
va consigner ses idées, Hergé n’en reste pas à ces sages déclarations d’intention. Il note tout en vrac, le détail comme le
projet d’ensemble, des bouts de dessin comme des fragments de dialogue, des solutions ponctuelles pour l’histoire
en cours comme des matériaux qu’il n’utilisera que des
années plus tard. À l’époque, l’imagination d’Hergé est
d’ordre cellulaire : plutôt que les structures globales, ce sont
les séquences qu’il privilégie. Le dessinateur cherche des
moments forts autour desquels le récit va pouvoir cristalliser. Hergé ne suit pas un thème de façon linéaire. Il glisse
d’une question à une autre, multiplie les raccourcis et
revient brusquement sur une hypothèse éliminée.
    La plupart de ces notations sont aussi brèves que
précises ; on en retrouve facilement la trace dans Les Aventures de Tintin . Les deux idées que voici seront par
exemple utilisées dans Le Sceptre d’Ottokar  :
Appareil photographique dissimulé dans une montre : la
photo de Tintin est transmise à tous les complices.
     
    Tintin veut poursuivre X.
    Champ d’aviation.
    Un avion est prêt à partir.
    Tintin s’embarque –
    en plein vol, le pilote fait fonctionner une trappe et Tintin
est précipité dans le vide.
    Tombe dans une charrette à foin ou dans une meule.
    Celle-ci évoque un gag récurrent du Trésor de Rackham
le Rouge  :
Scaphandre : on oublie de pomper
     
ou on coupe le tuyau d’aération.
    Celle-là annonce une séquence de L’Île noire , mais aussi
une scène marquante du Temple du Soleil , que Hergé ne
dessinera pourtant que dix ans plus tard :
Pour empêcher Tintin d’arriver, on détache le wagon dans
lequel il se trouve…
    Pente forte.
    Le wagon va aller s’écraser sur l’express qui suit 7 .
    Beaucoup de ces notes ont une précision quasi aphoristique. Malgré leur caractère hâtif, les formulations sont
nettes, exemptes de toute graisse (« requin ou autre
animal capturé révèle l’identité d’un criminel »). La
phrase est sûre, souvent cinglante. Les hésitations sont
rares et clairement définies. Quelques mots, quelques
images suffisent à poser une situation. Les trouvailles narratives paraissent aussi tangibles que les notes pragmatiques qui voisinent avec elles. Entre l’auteur et son
œuvre, la coïncidence est parfaite : Hergé se guide à
l’intuition, il sent la bonne idée bien plus qu’il ne l’analyse. En fait, il est à ce point immergé dans Les Aventures
de Tintin que tout peut lui servir, les plus petits incidents
comme la lecture de Mickey et de Nick détective . Ce qui lui
importe, c’est de créer des situations marquantes et
visuelles, des actions insolites qui se fixeront dans la
mémoire des lecteurs. Il se débrouillera bien, dans un
second temps, pour leur trouver une explication plausible. Sur ce point comme sur bien d’autres, on peut rapprocher l’œuvre