Herge fils de Tintin

d’Hergé de celle d’Alfred Hitchcock.
Dans ses célèbres entretiens avec Truffaut, Hitchcock
donne de nombreux exemples d’élaboration d’un scénario
à partir de quelques images fortes, qu’il s’agit ensuite de
justifier narrativement. La plus fameuse est sans doute
celle du moulin dont les ailes tournent contre le sens du
vent, dans le film Secret Agent 8 .
    Dans ces carnets de la fin des années trente, Hergé
glisse à tout instant de l’écriture à l’image : la conception
narrative, pour lui, est bel et bien une pensée-dessin . Ainsi
de cette page extraordinaire où il dérive autour d’une idée
simple : « Milou et les os ». Il s’intéresse d’abord au musée
d’Histoire naturelle, et esquisse rapidement la scène
fameuse du Sceptre d’Ottokar où Milou s’empare d’un
gigantesque os de diplodocus. « Où y a-t-il encore des
os ? », note-t-il. Et aussitôt, il pense à un autre musée, qui
abriterait les restes d’un homme de Néandertal, puis à une
morgue ou à un squelette dans un hôpital. Entraînée par
le jeu des analogies, la main du dessinateur court d’uneidée à l’autre, multipliant les trouvailles. De la réalité tangible de l’os, Hergé passe sans crier gare au monde des
représentations : il pourrait y avoir un drapeau de pirates
qu’emporterait triomphalement Milou ou une cabine
haute tension marquée d’une tête de mort barrée de deux
os : l’idée sera également utilisée dans Le Sceptre d’Ottokar . Puis le dessinateur revient à une réalité plus prosaïque, celle des poubelles, et c’est la première page du Crabe aux pinces d’or qui se prépare. Il note enfin en
grandes lettres rouges : « Rayons X !… » Douze ans plus
tard, cette trouvaille sera utilisée, avec les Dupondt, dans
une scène mémorable d’ Objectif Lune  : « Et le squelette,
Wolff, c’était vous ? »
    Dans la deuxième moitié du carnet, abondent les
petites séquences dessinées au crayon, d’une main particulièrement légère. Certaines idées ne pourraient être
notées de façon verbale, tant c’est par et pour la bande
dessinée qu’elles ont été conçues. Chez Hergé, les
séquences d’action ne relèvent pas du scénario au sens
classique du terme ; ce sont réellement les enchaînements
visuels qui les portent, leur donnant leur rythme et leur
humour.
     
    Cet investissement de chaque instant dans ses histoires,
cette exigence narrative et graphique sans cesse accrue ne
vont pas sans fatigue. Dès le début de 1935, Hergé est
tombé malade. Il parle de surmenage ; c’est sans doute
une petite crise dépressive. En mai, puis en août, Hergé
part avec Germaine rendre visite à l’abbé Wallez, qui se
morfond dans son monastère d’Aulne, en ruine depuis la
Révolution française. Dans une lettre, Alexis Remi souhaite à son fils de trouver loin de la ville « une détente nerveuse salutaire ». Mais, même à Aulne, Hergé ne cesseguère de dessiner. C’est qu’il y a tant de travail à livrer
chaque semaine.
    Pour tout arranger, à la fin de l’année 1935, les responsables de l’hebdomadaire français Cœurs Vaillants , l’abbé
Courtois et son adjoint l’abbé Pihan, sont venus à
Bruxelles pour rencontrer le dessinateur. Ce dernier
appréhende un peu la visite, car les liens avec l’abbé Courtois ne sont jamais simples. Souvent, il trouve que les histoires d’Hergé n’accordent pas à la « divine Providence »
une place assez importante : dans quelques cas, il ne s’est
pas gêné pour toucher lui-même aux dialogues. À la fin de L’Oreille cassée , lorsque les deux bandits s’entraînent
mutuellement dans la mort, il demandera même à Hergé
de refaire un dessin ; on y voit Tintin qui ajoute, le regard
vague : « Dieu ait leur âme. » L’auteur n’apprécie guère :
« Apparemment, cela ne me coûtait rien, et pourtant ce
genre d’ajout m’était très pénible 9 . »
    Mais cette fois, la demande est d’une autre nature. Les
deux ecclésiastiques voudraient que Hergé crée de nouveaux personnages, qui correspondraient mieux à leurs
attentes. Car ce Tintin, il n’a pas de parents, il ne va pas à
l’école, il ne gagne pas sa vie. Bref, ils aimeraient une série
du même genre, mais où les héros, de jeunes enfants,
auraient un papa et une maman, et se comporteraient de
manière plus « normale ». Et si cela se passait en France,
ce ne serait sûrement pas plus mal. Hergé n’est pas