Herge fils de Tintin
certaines notations sont très concrètes. Dès la fin des années trente,
Hergé jette les bases de son futur studio. Cela fait plus de
dix ans qu’il travaille seul à un rythme plus qu’intensif ; ilcommence à avoir envie de déléguer certaines tâches pour
pouvoir se lancer dans de nouveaux projets.
Hergé voudrait prendre un bureau en ville et y
archiver toute la documentation. Il formerait un jeune
dessinateur qui préparerait les feuilles de papier, tracerait les lignes et s’occuperait du lettrage des textes. Pour
qu’un tel assistant puisse intervenir sur les planches
elles-mêmes, il faudrait se servir de calques. Qui pourrait jouer ce rôle ? L’un de ceux qui ont travaillé avec lui
au Petit Vingtième : Evany de préférence, ou alors Jiv,
alias Jean Vermeire qui veille à la bonne marche de l’hebdomadaire depuis le départ de Jamin. Hergé réfléchit
déjà au type de contrat qu’il proposerait à ce collaborateur. Il lui laisserait un pourcentage de ses droits : 10 %
de ce qu’il touche sur les albums et 10 % sur les séries
reproduites à l’étranger. Pour le scénario aussi, il aimerait se faire aider, avoir quelqu’un qui lui renvoie la balle
et lui suggère des gags. Dans l’immédiat, Hergé ne pense
qu’à Paul Jamin et à Philippe Gérard.
On pourrait alors envisager « des séries de dessins sur le
modèle de Tintin », c’est-à-dire avec le « texte dans la
bouche des personnages » (l’expression « bande dessinée »
n’est pas encore à l’ordre du jour). Par exemple des adaptations de certaines histoires des Mille et Une Nuits ,
comme Ali Baba et les 40 voleurs ou Sindbad le Marin ;
mais aussi les Fables de La Fontaine, les Contes de Perrault.
Et pourquoi pas des légendes ou des chansons de geste ?
Si l’on parvenait à « faire revivre tout cela de façon
moderne », Hergé est sûr qu’il y aurait un public. Il existe
si peu de réalisations de qualité pour les enfants. Et
d’ailleurs, les adultes pourraient s’y intéresser 17 .
Il y aurait tant d’autres choses à concevoir, par exemple
un album illustré de documents qui serait comme un
voyage dans un pays imaginaire ; on découvrirait ses costumes, son architecture, sa géographie ; il y aurait même
de fausses cartes. Tiens, ne serait-ce pas une manière intéressante de présenter la Syldavie, dans la nouvelle histoire
qu’il prépare ? On pourrait également imaginer un roman
policier sur ce principe, avec un plan des lieux, des portraits des personnages…
Pour résister à l’offensive de Walt Disney, Hergé voudrait que Tintin soit partout, et qu’il existe sous de multiples formes. Dans un premier temps, il pense à des
puzzles, des calendriers, des albums à colorier. Mais il ne
faudrait pas oublier non plus les possibilités documentaires : une collection d’images au contenu rigoureux,
agrémentées par la présence de Tintin. La série s’appellerait « Tintin vous parle… » ou quelque chose de ce genre.
On pourrait y présenter les arbres, les fleurs, les oiseaux,
les animaux domestiques… mais aussi les monuments, les
costumes, l’histoire de l’automobile, de l’aviation, de la
marine… Que de possibilités ! Dans son carnet, le dessinateur esquisse en quelques traits le projet de la future
série Voir et savoir , bien au-delà de ce qui sera réalisé après
la guerre. Désireux d’accroître le rayonnement de Tintin,
Hergé se sent prêt à revisiter avec lui l’ensemble du savoir
humain.
Il caresse une autre idée, encore plus ambitieuse, celle
d’une véritable « boutique Tintin ». Il y aurait un aspect
librairie, bien sûr, avec les albums de Tintin et de Quick et
Flupke qui existent déjà, mais aussi ceux qu’il faudrait
faire, les deux longues aventures de Jo, Zette et Jocko et
même Popol et Virginie au pays des Lapinos . Mais on pourrait y vendre toutes sortes d’autres choses : des modèles
réduits d’avions, comme le « Stratonef H22 » que vientde réaliser Gérard Liger-Belair, des calendriers, des
puzzles, un jeu de l’oie… Et pourquoi pas des vêtements
pour enfants, des tasses décorées, des disques avec Les
Aventures de Tintin ? Et des nappes, des poupées, des
découpages, des jouets ?… Bref, presque cinquante ans
avant la création de la première boutique Tintin, Hergé
anticipe à la perfection ce qu’elle pourrait devenir.
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1 Lettre d’Hergé à Dominique Labesse, 1 er juillet 1969.
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