Herge fils de Tintin
pays : l’Autriche n’est plus qu’une nouvelle province du III e Reich. En septembre de la même année,
l’Allemagne nazie agresse la Tchécoslovaquie. Cette fois,
la guerre paraît inévitable. Mais les accords de Munich
laissent une fois encore les mains libres au Führer. Le dessinateur suit tout cela de très près. Le 4 octobre 1938, il
s’excuse auprès de Charles Lesne d’avoir tardé à luirépondre : « La semaine dernière, je n’étais pas en forme
et j’avais tendance à ne dessiner que des canons et des
mitrailleuses. » Hergé craint en effet d’être mobilisé, mais
« grâce à Dieu et à M. Chamberlain », il n’en est finalement rien. Il peut donc continuer à développer le récit qui
s’appelle alors Les Aventures de Tintin en Syldavie et que
nous connaissons sous le titre Le Sceptre d’Ottokar .
« C’est un ami qui m’a donné l’idée de cette histoire 2 »,
avait dit Hergé à Numa Sadoul sans plus de précision. « Il
y a eu une intervention, plus amicale que professionnelle
d’ailleurs […] ; seulement, on ne m’avait pas donné un
véritable scénario, on m’avait donné des idées, des idées
excellentes d’ailleurs, et assez poussées, mais je pouvais
broder là-dessus 3 », expliqua-t-il en décembre 1982,
comme je tentais d’en savoir plus. Qui est ce « on » que
Hergé ne se décidait pas à nommer ? Selon toute probabilité, Philippe Gérard, son ancien condisciple du collège
Saint-Boniface, qui jouait les oiseaux de malheur depuis
le début des années trente, ne cessant d’évoquer un conflit
imminent 4 .
Il ne reste pas d’écrit de la main de Philippe Gérard.
Mais, dans les premières notes pour la nouvelle aventure
de Tintin, l’ouverture s’annonçait comme « jacobsienne »
avant la lettre. Il était question d’une « bande internationale d’anarchistes faisant sauter l’un après l’autre tous les
grands bâtiments d’Europe ». À ce stade, le projet était
curieusement mêlé à celui de la future Étoile mystérieuse :c’est pour la possession d’un métal rare, très léger, que
s’affrontaient deux pays. Bientôt le thème monarchique
apparaît dans les notes : à la mort du roi de « Syldurie », un
prétendant exilé revendique le trône. Il est « soutenu par les
puissances centrales qui désirent avoir le monopole des
mines de “callistène”, un nouveau métal qui révolutionne
les méthodes de guerre ». Pour répondre aux manœuvres de
l’usurpateur, le neveu du souverain défunt « désire montrer
au peuple le signe tangible de son droit au trône : le sceau-sceptre ». À ce stade, les deux notions sont encore confondues, mais l’importance de l’objet est déjà établie : « la possession du sceptre-sceau équivaut à la situation de roi ».
Reste à savoir comment il sera volé, d’une façon tragique ou
comique. Ce pourrait être des oustachis – les fascistes
croates – qui le volent et des Tziganes qui le retrouvent…
Dans ses grandes lignes, le récit qui se met en place
transpose et dénonce l’Anschluss dont l’Autriche vient
d’être victime. On voit la Bordurie (équivalent de l’Allemagne) tenter d’annexer la Syldavie, avec l’aide d’un certain Müsstler dont le nom est une évidente synthèse de
Mussolini et de Hitler, mais pouvait aussi faire écho à
deux dirigeants fascistes de l’époque : le Britannique
Mosley, le Hollandais Mussert. De nombreuses références
permettent du reste d’identifier les Bordures aux nazis :
les patronymes, les uniformes, les avions Heinkel…
Tout l’album témoigne d’une maturité politique, dont
on ne sait s’il faut l’attribuer à Hergé ou à son éphémère
coscénariste. Une lecture pourrait avoir été déterminante,
bien que le dessinateur n’y ait fait allusion qu’une seule
fois : dans une interview peu connue, il cita la Technique
du coup d’État de Curzio Malaparte comme l’une des
sources du Sceptre d’Ottokar 5 . C’est en 1931, après avoirété exclu du parti fasciste italien, que Malaparte avait
publié cet ouvrage qui lui avait valu une large notoriété
et des ennuis considérables. Le sujet peut se résumer en
quelques mots : « Comment on s’empare d’un État
moderne et comment on le défend. » L’analyse est
remarquable : selon Malaparte, les gouvernements
démocratiques n’ont jamais analysé les techniques
actuelles de prise du pouvoir et sont donc incapables
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