Herge fils de Tintin
de
défendre l’État si un coup de force survient ; à l’en
croire, il suffit d’occuper les centres nerveux d’un pays
pour s’emparer du pouvoir. Dans l’album d’Hergé, c’est
exactement à cette méthode que comptent recourir
Müsstler et ses complices, comme le montrent les documents secrets destinés « aux commandants des sections
de choc » que découvre Tintin dans les dernières pages
du récit :
J’attire votre attention sur l’ordre dans lequel se dérouleront
les opérations relatives à la prise du pouvoir en Syldavie.
Le jour avant la St Wladimir, les agents provocateurs des sections de propagande fomenteront des incidents et feront
molester des habitants de nationalité bordure.
Le jour de la St Wladimir, à 12h, les sections de choc occuperont le poste de radio Klow PTT, le champ d’aviation, la
centrale électrique, l’usine à gaz, les banques, la Poste centrale, le palais royal, le château Kropow, etc. […]
Je vous rappelle que je lancerai un appel à la radio aussitôt
que le poste Klow PTT sera tombé entre nos mains. À cet
appel, les troupes bordures pénétreront en territoire
syldave 6 .
Mais l’originalité du Sceptre d’Ottokar ne s’arrête pas là.
Loin de relater les événements de manière journalistique,
Hergé réussit à s’affranchir des limites narratives qu’unréalisme trop strict lui aurait imposées. Il ne transcrit pas
l’histoire de l’Anschluss et les théories de Malaparte, il les
transpose en n’en conservant que la substance.
Dans les quatre premières Aventures de Tintin , Hergé
s’était contenté de représentations mythologiques de pays
bien réels. Avec Le Lotus bleu , sous l’influence de Tchang,
il avait visé une précision presque documentaire. À la fin
des années trente, il en arrive à décrire de façon réaliste –
ou en tout cas crédible – un pays imaginaire. Il se donne
ainsi les moyens de styliser les événements, d’évoquer
l’histoire immédiate comme s’il en était déjà distant. La
Syldavie et la Bordurie lui permettent de condenser et de
simplifier l’essentiel des problèmes qui déchirent alors le
continent européen 7 .
S’inspirant surtout de la Roumanie et de l’Albanie, il
campe donc un petit royaume d’opérette, qui a préservé
ses traditions millénaires. L’un des problèmes d’Hergéétait de faire exister ce pays et son mythe fondateur dans
l’esprit de ses lecteurs sans verser dans le didactisme. La
solution qu’il lui apporte est très habile : elle consiste à
insérer au cœur de l’album un prospectus touristique
consacré à la Syldavie, prospectus que nous découvrons
en même temps que Tintin. Les informations contenues
dans ces trois pages font de nous, en quelques minutes,
des familiers de ce « petit pays malheureusement trop peu
connu, mais qui dépasse en intérêt beaucoup d’autres
contrées ».
Si la Syldavie est un condensé de plusieurs pays des Balkans, c’est d’abord une métaphore de la Belgique,
menacée dans son neutralisme. Le roi Muskar XII, dont
Tintin sauve le trône, n’est pas sans ressemblance avec le
jeune Léopold III. Plus encore qu’un album antifasciste, Le Sceptre d’Ottokar propose donc une exaltation de la
monarchie constitutionnelle à la belge. Il est même possible de lire l’histoire comme une prémonition de cette
« question royale » qui allait secouer la Belgique après la
guerre : Muskar XII échappe de justesse à l’abdication à
laquelle Léopold III devra se résoudre.
Par-delà les questions politiques, deux éléments marquent fortement Le Sceptre d’Ottokar .
Avec Nestor et Alfred Halambique, Hergé nous offre
une nouvelle variation sur le thème des deux frères,
abordé incidemment dans L’Oreille cassée avec les frères
Balthazar et que l’on retrouvera bientôt dans Le Secret de
la Licorne avec les redoutables frères Loiseau. Ici, les deux
frères ne se ressemblent que pour mieux se distinguer. Le
premier, Nestor, est une sorte de Dr Jekyll dont Alfred
constituerait le Mr Hyde, la face sombre et maléfique. Ils
sont jumeaux comme le sont la Syldavie et la Bordurie :
pour mieux lutter l’un contre l’autre. Alexis et Léon Remiont décidément laissé de fameuses traces dans les Aventures de Tintin.
Le Sceptre voit aussi l’apparition d’une figure encore
plus marquante, mais dont Hergé était loin d’imaginer
l’importance qu’elle prendrait dans la série : Bianca Castafiore. Le
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