Herge fils de Tintin

une
« réforme du sport et de l’éducation physique ». En fait de
race pure et forte, le capitaine laisse pour l’instant beaucoup à désirer. Il tient plutôt de l’épave lorsque Tintin le
rencontre pour la première fois.
    On se souvient de la situation. Prisonnier à bord du Karaboudjan , Tintin s’enfuit de la cale dans laquelle le
lieutenant Allan l’avait fait enfermer. Il attache deux
planches à une corde et tente d’atteindre le hublot situé
juste au-dessus. Mais le projectile atterrit sur la tête du
capitaine, déjà sérieusement imbibé de whisky. « Qui…
Qui êtes-vous ? », demande Haddock à Tintin qui le
menace d’un pistolet :
— Quelqu’un qu’on a embarqué de force sur ce maudit
cargo et qui…
    — Maudit cargo !… Je… S-s-sachez que j’en suis le capit-t-taine !… et que je peux v-v-vous… vous faire mettre aux
fers…
    — Merci, je sors d’en prendre. J’ai déjà passé assez de temps
dans vos cales pleines d’opium…
    — De… De l’opium ? Il y a de… de l’opium dans les
cales ?… dans mes cales… à m-m-moi ?…
    — L’ignorez-vous ?…
    — De l’opium !!… Mais co-co-comment ? C’est affreux !…
Je suis un ho… un honnête homme, m-m-moi… et pas
un… Mais alors, qui a…? C’est Allan, le p-p-premier lieutenant, qui… il… il m’a trompé 9 .
    D’emblée, le capitaine fait confiance à Tintin. Et tout
de suite, ce dernier trouve le point sensible :
— Écoutez, il faut m’aider. Et d’abord, vous allez me promettre de ne plus boire. Songez à votre dignité, Capitaine !
Que dirait votre vieille mère si elle vous voyait dans cet
état ?…
    — M-m-ma vieille m-m-mère ?
    Et Haddock s’effondre en sanglotant bruyamment.
    Quelques années plus tard, Hergé raconta cette naissance en termes forts : « Je trouve un orphelin du hasard,
né involontairement ivre mort, dans une cabine du Karaboudjan . J’ai fini par l’aimer et Tintin l’a rééduqué 10 . » On
ne saurait mieux dire que rien n’était joué, lors de cette
première apparition.
    Pierre Ajame n’avait pas tort d’écrire que Le Crabe aux
pinces d’or est « une épopée de l’ivresse, une aventure à proprement parler éthylique et stupéfiante 11  ». Tout le monde
y sombre dans l’alcool, du matelot qui se noie au début de
l’histoire à Tintin que les émanations de vin transformeront
en pochard. Mais c’est surtout de la désintoxication du
capitaine qu’il est question. Au début, Haddock est « une
véritable loque 12  ». À la dernière page, élégant et presque
convaincant, il prononce à la radio une causerie sur
« l’alcool, ennemi mortel du marin ». Pour cette rédemption, il aura fallu un océan, puis un désert et un abominable
cauchemar. Seule la traversée du « pays de la soif », lointain
écho de l’épisode biblique de l’Exode, va permettre à ce
comparse un peu lamentable d’accéder au rang de véritable
personnage. Après cette purge, le capitaine pourra devenir
le compagnon définitif du héros. N’est-ce pas au milieu dudésert que Haddock lancera ses premières bordées
d’insultes, aux accents déjà bien caractéristiques ? S’il reste
dans l’oralité, la sublimation a commencé.
    L’apparition du capitaine modifie en profondeur
l’esprit de la série. Dès ce moment, ce n’est plus des
« Aventures de Tintin et Milou » qu’il s’agit, mais de celles
de Tintin et Haddock. Hergé lui-même était conscient de
cette substitution. « Le Sancho Pança, qui était Milou, a
été transféré sur le capitaine Haddock », expliqua-t-il à
diverses reprises. Dans les premiers albums, c’est Milou
qui donnait la réplique à Tintin. À partir du Crabe aux
pinces d’or , le fox-terrier perd l’usage de la parole.
     
    Le 8 mai 1941, les difficultés d’approvisionnement en
papier amènent la direction du Soir à réduire le supplément pour la jeunesse à une seule feuille pliée, soit quatre
pages. La place réservée à Tintin diminue, ce qui désarçonne Hergé. Depuis que le récit est chaque semaine
amputé d’un tiers, il a selon lui perdu son rythme :
« L’histoire semble traîner en longueur alors qu’il n’en est
rien ; tu pourras le constater lorsqu’elle sera éditée 13 . »
Quelques mois plus tard, les problèmes sont devenus plus
criants encore. Le petit hebdomadaire disparaît purement
et simplement et c’est dans Le Soir lui-même – sous forme
de