Herge fils de Tintin
Rex dans la voie de la collaboration. Les idées de Raymond De Becker et de ses proches ressemblent fort aux
anciens rêves politiques de Norbert Wallez. Aussi n’est-il
pas étonnant que, sous l’Occupation, l’exilé de l’abbaye
d’Aulne retrouve une forme de crédit. Nostalgique des
États bourguignons, l’abbé a repris le combat politique,
qui lui avait été interdit à la suite de son éviction du Vingtième Siècle . Sa conférence « Dons et torts des Wallons »
lui vaut de se faire rappeler à l’ordre par ses supérieurs.
Cela ne l’empêche pas d’être gratifié – tout comme Hergé
– d’une flatteuse couverture de l’hebdomadaire Voilà que
publient les éditions Rex.
En Belgique, la fin de l’année 1941 est marquée par un
coup de tonnerre. Le 7 décembre, le cardinal Van Roey lit
une lettre pastorale annonçant que, trois mois plus tôt,
Léopold III a épousé une jeune femme du nom de Lilian
Baels, fille d’un ancien ministre réputé plutôt flamingant.
Dans la population, le choc est profond. « L’image du
veuf qui pleurait la reine Astrid tant aimée et du “roi prisonnier” qui partageait le sort de son peuple vole en
éclats 3 . » La popularité du souverain diminue de façon
spectaculaire. Mais cela ne semble pas avoir affecté la fidélité d’Hergé à la personne du roi.
La vie quotidienne ne s’arrange pas. Devant les magasins, les files d’attente ne cessent de s’allonger, tandis que
le marché noir se développe. Hergé a ses propres astuces.
Comme ses histoires continuent de paraître dans le
journal portugais Il Papagaio , il demande aux responsables de lui envoyer de petits colis de victuailles, ainsi
qu’à son frère Paul, prisonnier en Allemagne depuis le
début de la guerre. « Nous venons encore de recevoir unpaquet de sucre, du chocolat et surtout, quelle joie ! du
lard et deux délicieuses petites saucisses qui, je puis vous
l’assurer, nous ont fait le plus vif plaisir 4 . » D’autres fois,
ce seront des sardines, des biscuits, du café ou, luxe
suprême, des cigarettes, chose dont le dessinateur se passe
difficilement.
Pour le reste, Hergé ne semble guère se soucier de la
guerre qui fait rage. Il travaille dans sa petite maison de
Watermael-Boitsfort, douze heures par jour au moins.
Tout juste si, de temps en temps, il prend le tram qui
passe à deux pas de chez lui et le dépose dans le centre,
devant les locaux du Soir . Il n’aime pas s’attarder avec les
autres journalistes et monte plus volontiers à la fabrication. Les typographes et les photograveurs sont toujours
ceux du vrai Soir , celui d’avant-guerre, et certains ne se
gênent pas pour critiquer la ligne éditoriale du quotidien
de Raymond De Becker. Les discussions entre Hergé et
Henri Lemaire, un ancien du Vingtième Siècle sont parfois
vives. Mais on ne se méfie pas du dessinateur ; on le
considère plutôt comme « un brave garçon qui s’est bêtement fourvoyé », mais serait « totalement incapable d’une
vilenie 5 ».
En Jacques Van Melkebeke, Hergé a trouvé un complice d’allure idéale. C’est une plume facile et un homme
plein d’esprit qu’il retrouve avec plaisir dans son atelier de
la rue Royale, en face des locaux du Soir , ou au Mokafé,
un café d’artistes dans les Galeries Saint-Hubert 6 . Pour leThéâtre des Galeries, situé juste en face, les deux hommes
écrivent ensemble une pièce, Tintin aux Indes . Le premier
acte est rédigé par Van Melkebeke, puis revu par Hergé
qui se charge du second ; et c’est à nouveau Van Melkebeke qui fait le premier jet du troisième acte. Pareille collaboration, rapide et ludique, est une première pour
Hergé : avec Paul Jamin et Philippe Gérard, les choses
n’étaient jamais allées aussi loin. En outre, les préparatifs
du spectacle l’amusent beaucoup : cela le change de la
table à dessin et des salles de rédaction, tout en lui rappelant les joyeuses farces des « Gargamacs » de Saint-Boniface. Chose surprenante, le rôle de Tintin est interprété
par une jeune femme, Jeanne Rubens. Quant au chien qui
incarne Milou, il n’est pas facile de le diriger…
S’il a connu un vrai succès public, Tintin aux Indes n’a
pas laissé de grandes traces dans l’histoire du théâtre. Et si
la représentation du 15 avril 1941 est considérée par les
amateurs de bande dessinée comme un événement, c’est
pour des motifs qui n’ont rien à voir avec la pièce :
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