Herge fils de Tintin
à bord du Sphynx .
Les invités, des complices, emportent avec eux la drogue et
la distribuent à leur tour.
Un jour, un marin de l’équipage du Sphynx , après s’être querellé avec le patron, décide de vendre la mèche.
Hergé hésite et développe plusieurs options dans les
marges de son carnet. Au lieu d’un marin de l’équipage, il
pourrait par exemple s’agir d’un détective japonais, qui a
des soupçons et promet une forte somme pour qu’on lui
apporte une boîte de conserve ; à moins que ce marin ne
soit en réalité détective.
Il vole une boîte de crabe et se rend à terre dans l’intention
de la remettre à la police. Malheureusement pour lui, il a été
surveillé et on le tue.
Dans la lutte, il a arraché un morceau d’étiquette qu’on
retrouve dans sa main crispée.
L’assassin, un autre marin, vole ses papiers et, ouvrant la
boîte, prend la cocaïne et la met sur le cadavre. (Explorer
pourquoi il n’emporte pas purement et simplement la boîte
pour la remettre à son chef.)
Il cache la boîte dans une poubelle.
Milou, en fouillant dans la poubelle, se trouve coiffé de cette
boîte.
Tintin l’en débarrasse.
Après ce long préambule, nous voilà parvenus à la
situation de la première planche. On ne peut guère imaginer entrée en matière plus minimale et plus dérisoire :
dans une rue banale, Milou fouille une poubelle à la
recherche d’un os et se coince le museau. L’or du récit
paraît bien loin. En fait de crabe, il n’y a qu’une boîte de
conserve vide, un simple déchet. Mais de ce presque rien
– un bout d’étiquette, une inscription aux trois quarts
effacée –, Hergé va tirer la matière d’une histoire. De plus
en plus, il aime amorcer un récit de manière quotidienne,
nous y faire entrer comme à la dérobée.
Ce début, il est permis de le lire de façon un peu plus
métaphorique. Quand Hergé reprend Les Aventures de
Tintin , le 17 octobre 1940, bien des choses se sont
effondrées : Le Vingtième Siècle et son supplément pour la
jeunesse, le confort et les certitudes d’avant-guerre, une
certaine idée de la Belgique. S’engageant dans ce journal
douteux et à bien des égards puant qu’est Le Soir « volé »
(la presse vengeresse de l’épuration ne s’y trompera pas, en
évoquant « les poubelles allemandes » où Milou s’était
fourré la gueule), Hergé veut prouver qu’il est capable de
repartir sur de nouvelles bases. Son carnet de scénario lui
offre encore quelques ressources :
Le criminel, après être rentré à bord, se fait saucer par son
patron pour n’avoir pas repris la boîte.
Il se déguise en chiffonnier (il y a quelque chose à faire avec
un chiffonnier) pour aller la reprendre, mais la boîte a disparu.
Le détective, arrivé trop tard au rendez-vous, se rend compte
qu’on lui a volé la boîte. Il la recherche lui aussi.
Les soupçons de Tintin se portent sur l’équipage du Sphynx .
Tintin se fait engager à bord. Les deux policiers
également ?… Entretien par radio 8 .
Tout cela est prometteur. Mais pour les lecteurs que
nous sommes, l’essentiel n’y est pas encore. Dans ces notes
préparatoires, il n’y a pas la moindre allusion au capitaine
Haddock, alors que, pour nous, c’est lui le cœur, le véritable sujet de cette neuvième aventure de Tintin.
Serait-ce que le Hergé d’après la débâcle éprouve des
difficultés à s’identifier uniquement à ce Tintin conçu
douze ans plus tôt, ou en tout cas à le faire vivre seul ? Il
lui faut un élément stimulant, capable de donner à ses
récits une nouvelle dimension. Les Aventures de Tintin reposaient jusqu’alors sur une forme d’extériorité : c’est
l’actualité, au sens large, qui constituait leur moteur.
Désormais, Hergé va explorer les ressources de son propre
univers. Le Crabe aux pinces d’or est donc une deuxième
naissance et Haddock (dont le nom était apparu dès 1938
dans un carnet) un formidable ingrédient narratif. Au
héros en creux qu’est Tintin, pur support à l’identification
du lecteur, vient s’ajouter une figure romanesque plus
incarnée qui surgit abruptement dans l’histoire et ne tarde
pas à y prendre une place essentielle.
Haddock apparaît dans Le Soir à la lisière précise de
l’an 40 et de l’an 41, dans un numéro où, à côté d’une
publicité pour le film antisémite Jud Süss ( Le Juif Süss ),
l’on prône une « race pure, forte et nombreuse » et
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