Herge fils de Tintin

coupures de presse sur un personnage étonnant, qu’il lui arrivait de croiser dans les rues de
Bruxelles. L’inventeur suisse Auguste Piccard (1884-1962) nourrissait « la furieuse ambition de s’élever toujours plus haut dans le ciel et de plonger toujours plus
profond dans l’océan 13  ». En 1931 et 1932, il avait été le
premier homme à explorer la stratosphère en ballon ; et,
en 1953, dix ans après Tournesol, il battra des records de
plongée sous-marine à bord de son « bathyscaphe ». Physiquement, la ressemblance est frappante : c’est le même
chapeau cabossé, le même type de vêtements, le même
style lunaire et décalé. Il y a cependant deux différences
majeures : Piccard était immense, et surtout il n’était pas
sourd.
     
    Avec Tryphon Tournesol, le noyau central est en place.
Et tout ce petit monde se trouve un cadre. Car cette
chasse au trésor est aussi l’histoire d’un déménagement :
les trois protagonistes quittent leurs petits appartements
bruxellois pour Moulinsart et adoptent Nestor, le majordome des frères Loiseau. Entre les aventures, les héros disposent d’un port d’attache. Même si Tintin attend Objectif Lune pour s’installer réellement au château, on
peut considérer que, dès la fin du Trésor de Rackham le
Rouge , il fait partie de la maisonnée. Ce changement de
domicile est plus fondamental qu’il n’y paraît. Il marquepour Tintin un début de sédentarisation, pour Haddock
un abandon de la navigation et pour Tournesol un passage
du bricolage à la science véritable.
    Ces trois célibataires désormais inséparables, « frères
unys » comme auraient dû l’être les enfants du chevalier
s’ils avaient obéi à son testament, sont à bien des égards
les copropriétaires de Moulinsart. Dans cette invraisemblable Trinité, Haddock serait naturellement le Père : il a
la légitimité du nom et revient dans la demeure de son
ancêtre. Tournesol serait en quelque sorte le Saint-Esprit :
c’est grâce à lui que l’on a pu acheter le château, avec
l’argent du brevet de son petit sous-marin. Tintin enfin,
le Fils, est celui qui a su déchiffrer la prophétie, révélant le
trésor dissimulé dans la crypte.
    Une fois de plus, les personnages ont pris un peu
d’avance sur leur auteur. Il faudra encore plusieurs années
pour que Hergé soit lui aussi libéré de tout souci matériel
et se bâtisse son petit Moulinsart dans le Brabant wallon.
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    1  Jacques Van Melkebeke, Sans blague , manuscrit autobiographique inédit de 1976. Signes de l’importance qu’il a prise : Van
Melkebeke est également représenté dans la réception finale du Sceptre
d’Ottokar (version en couleur), ainsi que dans la première case de Tintin au Congo (version en couleur), c’est-à-dire à l’orée de l’œuvre
officielle. Hergé aurait voulu préparer discrètement la réhabilitation de
son coscénariste qu’il ne s’y serait pas pris autrement…
    2  Suivant les hypothèses émises par Serge Tisseron dans Tintin chez
le psychanalyste (Aubier-Archimbaud, 1985) et Tintin et le Secret
d’Hergé (Hors collection, 1993).
    3   Le Trésor de Rackham le Rouge , p. 60.
    4  Les albums de cette période ont d’ailleurs pu être lus récemment
comme des allégories alchimiques ou maçonniques (Bertrand Portevin, Le Monde inconnu de Hergé , Dervy, 2001 ; Jacques Fontaine, Hergé chez les initiés , Dervy, 2001). Chose qui pourrait surprendre
quand on pense à la haine vouée à la franc-maçonnerie dans le milieu
entourant Hergé, mais qui s’explique plus facilement si on la réfère au
malicieux Van Melkebeke : il affirmait avoir été initié en 1937, puis
avoir pris ses distances. Il est en tout cas frappant de voir le nombre de
lectures pointues qui ont pu être proposées des meilleurs albums
d’Hergé. Qu’on les juge fondées ou non, elles sont l’une des
manifestations du « devenir classique » des Aventures de Tintin . On ne
prête qu’aux riches : dans les albums des grandes années, les signes sont
si nombreux, les réseaux textuels si denses que des grilles d’interprétation très différentes peuvent s’appliquer avec succès.
    5  Gérard Liger-Belair, « La Licorne », in Les Amis de Hergé , n o  9,
juin 1989.
    6  Gérard Liger-Belair commercialisa ensuite les plans de « la
Licorne » dans son magasin. Il continua à les vendre trente années
durant, et des milliers de modèles réduits furent construits