Herge fils de Tintin

Ne
voulant pas s’engager sur un terrain aussi glissant que
celui de L’Étoile mystérieuse , il s’oriente vers un sujet on ne
peut plus intemporel : la chasse au trésor. Ce n’est pas un
simple récit d’évasion, c’est réellement une fuite devant
une actualité dont il ne sait que faire. En envoyant ses personnages sur les traces de Stevenson, il sait qu’il aura les
coudées franches. Mais afin de renouveler le thème, il va
lui falloir se concentrer sur son propre univers et compléter sa galerie de héros. Et pour cela, Hergé veut donner
au récit toute sa dimension. Il va faire courir l’histoire surdeux albums et non plus sur un seul. Cette longueur
exceptionnelle lui permet de laisser libre cours à son talent
de conteur.
    Le premier volet, Le Secret de la Licorne , est une de ses
plus grandes réussites narratives. Hergé parvient à mener
de front trois intrigues : l’histoire des modèles réduits du
navire, celle du chevalier François de Hadoque et celle des
vols de portefeuille s’entrelacent de manière subtile, sans
que la lisibilité de l’aventure soit jamais mise en péril.
C’est, de l’aveu même d’Hergé, le premier album qui ait
fait l’objet d’une vraie construction préalable. C’est sans
doute aussi le premier sur lequel Jacques Van Melkebeke
intervient comme coscénariste, et non comme interlocuteur occasionnel. Sa présence au Vieux Marché, au bas de
la deuxième planche, pourrait jouer le rôle d’une signature cachée, d’une empreinte quasi hitchcockienne,
d’autant que c’est là, pendant son enfance, que Van Melkebeke s’était pourvu en livres 1 . En son nouvel ami,
Hergé a trouvé un complice plus efficace que ses précédents collaborateurs. Grand lecteur depuis toujours,
Jacques Van Melkebeke est nourri de littérature populaire, et notamment des romans de Jules Verne et de Paul
d’Ivoi. C’est à lui, de toute évidence, et non à Hergé, qu’il
faut attribuer les coïncidences avec ces auteurs que l’on
peut observer dans les albums de cette période.
    Les discussions avec Van Melkebeke donnent au dessinateur l’envie de se lancer dans des constructions d’untype plus sophistiqué qu’auparavant. La scène extraordinaire du Secret de la Licorne où Haddock revit, plus qu’il
ne les relate, les exploits de son ancêtre révèle une manière
neuve de mener le récit. Il ne serait pas étonnant que
l’idée de base de cette séquence vienne de « l’ami
Jacques ». Il n’en reste pas moins que Hergé lui a donné,
par les moyens propres de la bande dessinée, une force
sans pareille. Les mots, les gestes, les objets ménagent une
série de transitions étonnantes qui culminent en cet instant où le capitaine troue le portrait de son ancêtre et
vient littéralement prendre sa place. Inconsciemment,
une telle scène devait lui tenir à cœur : n’était-ce pas
l’occasion d’inscrire au cœur des Aventures de Tintin sa
propre quête généalogique ? D’autant que le chevalier
François de Hadoque est le protégé direct de Louis XIV,
voire un de ses fils naturels 2 . Du roman familial de son
enfance, Georges Remi était en train de faire une œuvre.
    Van Melkebeke lui appporte aussi des références culturelles inconnues auparavant. Avec la guerre, voici que Les
Aventures de Tintin sont entrées dans leur âge théologique.
Il y a comme un Exode au cœur du Crabe aux pinces d’or ,
et L’Étoile mystérieuse a des accents on ne peut plus
bibliques : si le récit débute par une Apocalypse, il
s’achève par une étrange Genèse ; on y rencontre même
un Prophète, auprès duquel Tintin se fait passer pour
Dieu le Père. Dans Le Secret de la Licorne et Le Trésor de
Rackham le Rouge , la dimension religieuse est encore plus
présente : il est question de la Trinité (« trois frères unys »)
et de la basilique Saint-Pierre de Rome. Quant à la
« Croix de l’Aigle », dont parlent mystérieusement lesparchemins, Tintin comprend soudain que c’est celle de
saint Jean l’Évangéliste « qu’on appelle l’Aigle de Pathmos
parce que c’est à Pathmos qu’il composa son Apocalypse 3  ». Bientôt, dans une des premières séquences des 7 Boules de cristal , il sera question de changer l’eau en vin.
Quelle est l’origine de cette soudaine érudition ? Il n’est
guère probable qu’il s’agisse de souvenirs de Saint-Boniface, étant donné ce que Hergé disait de la médiocrité de
l’enseignement qu’il y