Herge fils de Tintin
se tenir à
distance de ces turbulences, se réfugiant dans le travail.
« Je ne me sentais pas du tout concerné par cette guerre »,
raconta-t-il, reconnaissant avec candeur que l’esprit de la
Résistance était aux antipodes du sien. « Je détestais le
genre résistant. On m’a proposé quelquefois d’en faire
partie, mais je trouvais cela contraire aux lois de la guerre.
Je savais que pour chaque acte de Résistance, on allait
arrêter des otages et les fusiller 4 . »
Ce qui est le plus frappant, le plus problématique à certains égards, c’est que Hergé poursuit son petit bonhomme de chemin pendant toute l’Occupation, sans trop
se soucier de ce qui se passe autour de lui. Hormis les
questions de papier, la guerre est très peu présente dans lecourrier entre Hergé et son éditeur. Sans doute parce que
le sujet serait source de conflits. On remarque en effet
que, malgré l’intérêt qu’ils portent à Tintin , ni Charles
Lesne ni son patron ne lisent Le Soir « volé ». Il est clair que,
chez Casterman, on désapprouve la ligne de plus en plus
collaborationniste du premier quotidien belge. Si Louis
Casterman a accepté de devenir bourgmestre de Tournai,
et ne peut donc éviter d’être en relation avec l’Occupant,
il se tient dans une réserve prudente, désireux d’allier le
redressement d’une ville sinistrée et le refus de toute
compromission 5 .
Charles Lesne pense surtout à l’avenir. Lorsque Hergé
lui annonce triomphalement la prochaine parution de L’Étoile mystérieuse dans le quotidien flamand Het laatste
Nieuws , son correspondant le met en garde pour la première fois :
Pour ce qui est de la publication […] dans Het laatste Nieuws ,
c’est en soi un excellent événement. Je me demande toutefois
– et c’est ici une réflexion toute personnelle – s’il ne serait pas
plus opportun , pour toi, d’attendre la fin de la guerre pour
intensifier la parution de tes dessins dans les journaux… Nous
ne sommes peut-être plus tellement éloignés de la fin des hostilités et il pourrait se produire, une fois la guerre finie, des
réactions qui, pour être injustifiées, n’en seraient peut-être pas
moins désagréables… As-tu déjà réfléchi à cette hypothèse 6 ?
La réponse d’Hergé est moins prudente que celle de
son correspondant. Il s’agit à ma connaissance des lignes
les plus explicites qu’il ait écrites sur sa collaboration. Le
choix d’une « politique de présence » paraît assumé, de
manière tout à fait lucide.
Je te remercie de ce que tu me dis au sujet du Laatste Nieuws .
J’ai de mon côté réfléchi avant de prendre cette décision et il
m’a semblé qu’en fin de compte il fallait accepter.
C’est le moment ou jamais de prendre pied dans le plus
grand nombre de journaux possible, même si ces journaux
devaient disparaître ou changer de direction après la guerre.
De toute manière, j’aurai touché un plus grand public. Et
c’est là un excellent résultat si l’on songe qu’après tout cela,
les dessins et les albums de dessins américains feront leur
réapparition, appuyés par la propagande du dessin animé 7 .
Par-delà l’ironie, la suite de la lettre témoigne d’un
cynisme assez déplaisant :
Les réactions que tu crains sont fort possibles. Je dirais même
qu’elles sont probables. Il y a de cela des indices non équivoques. Mais je suis déjà catalogué parmi les « traîtres » pour
avoir publié mes dessins dans Le Soir , ce pour quoi je serai
fusillé ou pendu (on n’est pas encore fixé sur ce point). Le
pire qui puisse donc m’arriver, c’est que, ayant été fusillé (ou
pendu) pour ma collaboration au Soir , je sois refusillé (ou
rependu) pour ma collaboration au Laatste Nieuws , et rerefusillé (ou rerependu) pour ma collaboration à l’ Algemeen
Nieuws , dans lequel mes Quick et Flupke paraissent depuis
septembre 40. Le plus terrible, c’est quand on est fusillé pour
la première fois. Après cela, il paraît qu’on est habitué…
Hergé mesure-t-il réellement les risques qu’il court ?
Joue-t-il à se faire peur ou à se rassurer ? Une chose estsûre : lorsqu’il sera confronté aux difficultés en question,
un an plus tard, il fera preuve de beaucoup moins
d’humour.
Dans l’immédiat, les menaces se précisent. Le mardi
9 novembre 1943 paraît un Soir au contenu pour le
moins inattendu. Le ton est libre, volontiers sarcastique ;
et pour une fois, les
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