HHhH
grade
équivalent à celui de général de division. Il a 30 ans.
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Gregor Strasser déjeune avec sa
petite famille, ce samedi 30 juin 1934, quand on sonne à la porte de son
domicile. Huit hommes armés sont là pour l’arrêter. Sans lui laisser même le
temps de dire au revoir à sa femme, ils l’embarquent au siège de la Gestapo. Il
n’y subit aucun interrogatoire mais se retrouve incarcéré dans une cellule en
compagnie de plusieurs SA qui s’agglutinent autour de lui : s’il est vrai
qu’il n’exerce plus aucune responsabilité politique depuis plusieurs mois, son
prestige de vieux compagnon du Führer les rassure. Lui ne comprend pas la
raison de sa présence parmi eux, mais il connaît suffisamment bien les arcanes
du Parti pour en redouter la part d’arbitraire et d’irrationnel.
À 17 heures, un SS vient
le chercher pour le conduire dans une cellule individuelle, percée d’une large
lucarne. Strasser, isolé, ignore que la Nuit des longs couteaux a commencé,
mais il en devine toutefois les grandes lignes. Il ne sait pas s’il doit
craindre pour sa vie. Certes, il est une figure historique du Parti, lié à
Hitler par le souvenir des combats passés. La prison, après tout, ils l’ont
connue ensemble après le putsch de Munich. Mais il sait aussi qu’Hitler n’est
pas un sentimental. Et même s’il ne parvient pas à saisir en quoi lui-même
pourrait constituer une menace comparable à Röhm ou Schleicher, il doit prendre
en compte l’incalculable paranoïa du Führer. Strasser se rend vite compte qu’il
va devoir jouer serré pour sauver sa peau.
Il en est là de ses réflexions
lorsqu’il sent dans son dos une ombre qui passe. Avec l’instinct sûr des vieux
combattants habitués à la clandestinité, il comprend qu’il est en danger et se
baisse au moment où un coup de feu éclate. Quelqu’un a passé un bras par la
lucarne et lui a tiré dessus à bout portant. Il s’est baissé, mais pas assez
vite. Il s’écroule.
À plat ventre sur le sol de la
cellule, Strasser entend le verrou tourner dans la porte, puis des bruits de
bottes autour de lui, l’haleine d’un homme qui se penche sur sa nuque, et des
voix :
— Il vit encore.
— Qu’est-ce qu’on
fait ? On l’achève ?
Il entend le claquement d’un
pistolet qu’on arme.
— Attendez, je vais en
référer.
Une paire de bottes s’éloigne.
Un moment s’écoule. Les bottes reviennent accompagnées. Claquements de talons à
l’entrée du nouvel arrivant. Un bruit de flaque. Silence. Et soudain cette voix
de fausset qu’il reconnaîtrait entre mille et qui achève de lui glacer
l’échine :
— Il n’est pas encore
mort ? Laissez-le saigner comme un porc !
La voix d’Heydrich est la
dernière voix humaine qu’il entendra avant de mourir. Enfin, humaine, façon de
parler…
40
Fabrice me rend visite, et me
parle de mon futur livre. C’est un vieux copain de fac qui, comme moi, se
passionne pour l’histoire, et qui, entre autres qualités, a celle de
s’intéresser à ce que j’écris. Ce soir d’été, nous mangeons sur ma terrasse, et
il me commente le début avec un enthousiasme encourageant. Il s’arrête sur la
construction du chapitre concernant la Nuit des longs couteaux : cet
enchaînement de coups de téléphone, selon lui, restitue bien à la fois la
dimension bureaucratique et le traitement à la chaîne de ce qui fera la marque
du nazisme – le meurtre. Je suis flatté, cependant j’ai un soupçon,
et crois bon de préciser : « Mais tu sais que chaque coup de
téléphone correspond à un cas réel ? Je pourrais te retrouver presque tous
les noms, si je voulais. » Il est surpris, et me répond ingénument qu’il
croyait que j’avais inventé. Vaguement inquiet, je lui demande : « Et
pour Strasser ? » Heydrich qui se déplace en personne, donnant ordre
de laisser agoniser le mourant dans sa cellule : ça aussi, il pensait
que j’avais inventé. Je suis un peu mortifié, et je m’exclame :
« Mais non, tout est vrai ! » Et je pense : « Putain,
c’est pas gagné… » J’aurais dû être plus clair au niveau pacte de lecture.
Ce même soir, je regarde à la
télé un documentaire sur un vieux film hollywoodien consacré au général Patton.
Le film est sobrement intitulé Patton . L’essentiel du documentaire
consiste à montrer des extraits du film, puis à interviewer des témoins qui
expliquent : « en fait, ça ne s’est pas passé
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