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attiré
en lui faisant croire à une concentration de troupes imaginaire. En fait,
Pilsudski attaque au sud, à revers. C’est à ce moment précis que l’épisode
s’engouffre dans l’entonnoir d’« Anthropoïde ». Toukhatchevsky
appelle en renfort la I re armée de cavalerie du non moins légendaire
général Boudienny, qui bataille sur le front sud-ouest pour la prise de Lvov.
La cavalerie de Boudienny est redoutable, Pilsudski sait que son intervention
peut renverser le sort des armes. Mais il se produit alors quelque chose
d’incroyable : le général Boudienny refuse d’obéir aux ordres et son armée
reste à Lvov. Pour les Polonais, voilà sans doute le véritable miracle de la
Vistule. Pour Toukhatchevsky, en revanche, la défaite est amère, et il veut en
comprendre la raison. Il n’a pas à aller chercher bien loin : le
commissaire politique responsable du front sud-ouest, à l’autorité duquel
Boudienny était donc soumis, avait fait de la prise de Lvov une question de
prestige. Il n’était donc pas question de se priver de ses meilleures troupes,
même pour éviter un désastre militaire par ailleurs, dès l’instant que le
secteur du désastre ne relevait pas de sa responsabilité. Peu importe que le
sort de la guerre se soit joué là. Les ambitions personnelles de ce commissaire
ont souvent passé avant toute autre considération. Il s’appelait Joseph
Dougachvili, son nom de guerre était Staline.
Quinze ans plus tard,
Toukhatchevsky a succédé à Trotski à la tête de l’Armée rouge, pendant que
Staline a succédé à Lénine à la tête du pays. Les deux hommes se détestent, ils
sont au faîte de leur puissance, et leurs analyses politico-stratégiques
divergent : tandis que Staline cherche à retarder un conflit avec
l’Allemagne nazie, Toukhatchevsky préconise de passer à l’offensive sans
attendre.
Je ne savais pas encore tout ça
lorsque j’ai vu Triple Agent d’Eric Rohmer. Mais j’ai décidé de me
pencher sérieusement sur la question quand j’ai entendu le personnage
principal, le général Skoblin, un éminent Russe blanc réfugié à Paris, dire à
sa femme : « Tu te souviens ? Je t’ai dit qu’à Berlin, je suis
allé voir le grand chef de l’espionnage allemand, un certain Heydrich. Et tu
sais ce que je n’ai pas voulu lui dire ? Des choses au sujet de mon
camarade Toukhatchevsky que j’avais rencontré en secret à Paris au moment de
son voyage en Occident pour les obsèques du roi d’Angleterre. Oh, bien sûr, il
ne m’avait pas ouvert son cœur mais de ses propos très réservés j’avais pu
quand même faire quelques déductions. La Gestapo a dû avoir vent de cette
rencontre ; Heydrich d’un air indifférent m’a questionné, j’ai répondu de
façon évasive, il m’a gratifié d’un regard glacial et nous en sommes restés
là. »
Heydrich dans un Rohmer, je
n’en suis toujours pas revenu.
Dans la suite du dialogue, la
femme de Skoblin demande :
« Et ce Monsieur Heydrich,
pourquoi voulait-il ce renseignement ? »
Skoblin se contente de
répondre :
« Oh, il est logique de
penser que les Allemands avaient tout intérêt à compromettre le chef de l’Armée
rouge qu’ils savaient probablement déjà en défaveur auprès de Staline… enfin je
suppose. »
Skoblin se défend ensuite de
toute accointance avec les nazis, et c’est aussi, semble-t-il, la thèse de
Rohmer, bien que le metteur en scène prenne beaucoup de soin à cultiver
l’ambiguïté de son personnage (blanc, rouge, brun ?). Mais j’ai du mal à
croire que ce Skoblin ait pris la peine d’aller rencontrer Heydrich à Berlin
pour ne rien lui dire.
Je pense plutôt que Skoblin est
bien allé voir Heydrich pour l’informer qu’un complot contre Staline était
ourdi par Toukhatchevsky, mais qu’en fait Skoblin agissait pour le compte du
NKVD, c’est-à-dire pour Staline lui-même. Le but ? Propager la rumeur du
complot afin de crédibiliser une accusation de haute trahison (accusation qui
semble avoir été dénuée de fondement).
Heydrich a-t-il cru
Skoblin ? En tout cas, il a vu l’occasion d’éliminer un adversaire
dangereux du Reich : écarter Toukhatchevsky, en 1937, c’est décapiter
l’Armée rouge. Il décide d’alimenter la rumeur. Il sait qu’une telle affaire
relève de l’Abwehr de Canaris, puisqu’il s’agit d’une question militaire. Mais
grisé par l’envergure de son projet, il parvient à convaincre Himmler,
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