Histoire de croisades
plus
étonnante est celle-ci : « Les Turcs disent qu’ils sont de la même
race que les Francs et qu’aucun homme, par nature, ne saurait être chevalier, sinon
les Francs et les Turcs. »
C’est le même malentendu que celui dont Ousâma fera l’objet
quelques années plus tard : pour les croisés, être chevalier a une
signification juridique, produite par le rituel de l’adoubement qui sanctionne,
en quelque sorte, l’entrée dans une confraternité ou une corporation, la plus
honorifique qu’on puisse imaginer ; et cela commence aussi à prendre, surtout
grâce aux efforts de l’Eglise, une valeur idéologique, celle d’un engagement à
combattre pour défendre la Chrétienté et aussi pour aider les rois et les
princes à maintenir la paix et à protéger les faibles. Eh bien, les croisés
admirent tant les Turcs qu’à un certain moment ils se persuadent qu’eux aussi seraient
dignes d’être chevaliers : pas les Grecs, que nous appelons Byzantins, car
dans leur civilisation intellectualiste et sophistiquée les chevaliers
occidentaux percevront toujours quelque chose de fondamentalement irréductible
à leurs valeurs ; mais les Turcs, oui. Et notre auteur conclut que, si
seulement ils étaient chrétiens, personne au monde ne serait capable de leur
tenir tête.
Une conséquence très instructive de cette admiration
réticente envers l’ennemi est que l’on ne parvient plus à en reconnaître l’altérité,
si bien que l’on finit par se convaincre qu’au fond il n’est pas si différent. Il
ne s’agit pas, comprenons-nous bien, de reconnaître la valeur de l’altérité et,
pour ainsi dire, l’égale dignité de l’autre, mais de le ramener à l’identité
avec soi-même. Chez les chroniqueurs chrétiens des croisades, le fait que les
Turcs sont un peuple si manifestement supérieur aux Grecs ou aux Arabes fait
naître la légende selon laquelle eux aussi, comme les Romains et comme les
Francs, descendent des Troyens. Il est fort possible que chez les Turcs, qui
entendirent certainement parler de la guerre de Troie lorsqu’ils entrèrent en
contact avec les Byzantins d’Asie Mineure, soit également née une légende de ce
genre ; après tout, nous venons de le voir, le chevalier anonyme de la
première croisade attribue aux Turcs eux-mêmes la prétention d’être « de
la même race que les Francs ». Face aux figures les plus admirées se fait
jour un autre besoin compulsif, celui-là même qui à notre époque, lorsqu’une
personnalité notoirement incroyante meurt, suscite de prétendues révélations sur
sa conversion in extremis : l’invention consolatrice selon laquelle
les ennemis illustres, sentant la fin venir, sont devenus chrétiens. L’ennemi
que les croisés admirent le plus, Saladin, est aussi celui qui leur a donné le
plus de fil à retordre. Il a mis en déroute l’armée de Guy de Lusignan près du
lac de Tibériade et a reconquis Jérusalem ; c’est le Saladin qui est resté
imprimé dans notre mémoire collective, jusqu’au « féroce Saladin »
qui figurait sur les images que l’on trouvait autrefois dans les boîtes de
chocolat en Italie. Et voilà qu’aussitôt après sa mort de nombreuses légendes
commencent à circuler à son propos en Occident : Saladin s’est secrètement
rendu en Europe où il s’est fait armer chevalier ; il a eu une aventure
avec Aliénor d’Aquitaine, la formidable princesse qui accompagnait les croisés
et qui est passée elle aussi dans la légende. Mieux encore : Saladin, en
réalité, était fils de chrétiens, avait été échangé au berceau avec un autre, et
c’est ce qui explique qu’il ait été si valeureux et chevaleresque. Et enfin :
Saladin, sur son lit de mort, s’est converti au christianisme.
Mais Ousâma lui-même n’avait-il pas noué des liens d’amitié,
dans le camp du roi Foulque, avec un noble franc « qui était venu de leur
pays en pèlerinage et s’apprêtait à repartir » ? Ils étaient si amis
qu’ils s’appelaient frères ; et lorsque le Franc s’en alla, il proposa à
Ousâma que celui-ci lui confie son fils, comme c’était la coutume entre les
nobles en Occident, pour qu’il l’éduque chez lui, « afin qu’il connaisse
les chevaliers et apprenne la sagesse et la chevalerie ». Aux yeux d’Ousâma,
une telle proposition est insensée, car « s’en aller chez les Francs »,
pour son fils, reviendrait à peu près à être prisonnier ; mais il est
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