Histoire de croisades
à l’instant. Après avoir examiné la femme, il dit :
Cette femme a un démon dans la tête, qui est tombé amoureux d’elle ; coupez-lui
les cheveux. On les lui coupa, et elle recommença à manger leur nourriture
pleine d’ail et de moutarde, si bien que la maladie reprit de plus belle. Le
diable est entré dans sa tête, estima alors le médecin ; prenant un rasoir,
il fit une entaille en forme de croix, le cerveau sortit par cette ouverture
jusqu’à l’apparition de l’os, qu’il frotta avec du sel ; et la femme
mourut à l’instant. Je demandai alors : Avez-vous encore besoin de moi ?
Ils répondirent que non, et je partis, ayant appris de leur médecine ce qu’auparavant
j’ignorais. »
C’est évidemment très instructif ; mais il y a aussi un
revers de la médaille. Car il est clair que le médecin Thabit s’appuie sur une
culture très raffinée, d’origine grecque : les Arabes connaissent les
auteurs grecs, les lisent, les utilisent. Leur médecine est fondée sur la
théorie des quatre humeurs et de leur équilibre : c’est la médecine d’Hippocrate
et de Galien, qui sera plus tard redécouverte en Occident et qui, à la
Renaissance et à l’époque moderne, sera couramment pratiquée en Europe. Cette
médecine repose sur une admirable tradition culturelle, mais elle est en
réalité complètement inefficace, car la théorie galénique n’a pas le moindre
fondement scientifique. Par conséquent aucun médecin, ni dans l’Antiquité ni à
la Renaissance, n’a jamais guéri personne en suivant ces préceptes, sinon par
hasard. Incontestablement, la médecine de Thabit nous paraît beaucoup plus
raffinée que la chirurgie des Occidentaux ; néanmoins, quand je parle de
chirurgie, je n’exagère pas, puisque l’opération de trépanation du crâne
décrite par Ousâma est certes effrayante, mais nous savons qu’à cette époque, en
Occident, on commence vraiment à étudier la possibilité de trépaner pour guérir
les traumatismes crâniens. En forçant un peu le trait, mais après tout pas
tellement, nous pourrions presque dire que nous sommes toujours ces grossiers
Francs qui ne savent soigner qu’en découpant et en sciant. De fait, quelles
sont les maladies que nous savons guérir ? Surtout celles où il est
possible d’effectuer des interventions chirurgicales. Cette orientation pratique
est une tendance fondamentale de la civilisation occidentale, qui se profile
déjà dans ces temps obscurs.
En plus d’être barbares, les Francs ont une caractéristique
des plus surprenantes aux yeux de l’émir Ousâma : ils ne sont pas du tout
jaloux de leurs femmes, auxquelles ils concèdent une liberté incroyablement
scandaleuse et honteuse. « Chez les Francs, il n’y a pas l’ombre de sens
de l’honneur ni de jalousie. Si l’un d’eux se promène dans la rue avec son
épouse et rencontre un de ses congénères, celui-ci prend la femme par la main
et se retire avec elle pour parler, tandis que le mari attend qu’elle ait fini ;
et si la conversation dure trop longtemps, il la laisse avec son interlocuteur
et s’en va. » On imagine aisément la stupeur et le mépris de l’auditeur ou
du lecteur arabe face à un tel récit. « J’ai fait une expérience directe à
ce sujet, poursuit Ousâma. Quand je suis allé à Naplouse, j’ai habité dans une
maison qui servait d’auberge aux musulmans, avec des fenêtres ouvrant sur la
rue ; de l’autre côté de la rue il y avait la maison d’un Franc qui
vendait du vin pour le compte des marchands. » Viennent ensuite trois
lignes qui ne sont pas nécessaires pour comprendre l’anecdote mais qui méritent
d’être citées tout de même : « Ce Franc prenait une bouteille de vin
et en faisait la réclame en annonçant : " Le marchand Untel a ouvert
un tonneau de ce vin. Sa boutique se trouve dans telle rue. À qui veut en
acheter, je ferai goûter le vin qui est dans cette bouteille. " »
Nous avons vu plus haut qu’à l’époque des croisades les marchands italiens
pillent sans vergogne l’Empire byzantin : nous voyons maintenant qu’il y a
déjà chez eux une capacité à gérer les affaires qui va jusqu’à la publicité. Ce
marchand est le protagoniste de l’anecdote. Un jour, rentrant à la maison, il
trouve un homme au lit avec sa femme. « Il lui demande : Qu’est-ce
donc qui t’a fait venir ici chez ma femme ? – J’étais fatigué, répondit l’autre,
et je suis entré ici pour me
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