Histoire de croisades
turques,
est mieux outillé que le monde byzantin pour comprendre la mentalité des
croisés, car il leur ressemble davantage. Ce monde-là est lui aussi dominé par
des guerriers qui apprécient les beaux chevaux, les belles armes, le courage
militaire. Il est lui aussi féodal, parce qu’avec les invasions turques l’Empire
arabe s’est fragmenté. Le calife de Bagdad ne compte plus beaucoup ; il y
a un sultan turc qui ne compte guère davantage, plusieurs califes et de
nombreux émirs locaux plus ou moins indépendants. C’est aussi pour cette raison
que la première croisade est un succès, car elle rencontre un monde islamique
divisé en une multiplicité de principautés séparées, qui se font souvent la
guerre. Cela implique une mentalité que nous pourrions appeler féodale, mais ce
terme serait aux yeux des spécialistes une simplification indue ; nous
dirons alors une mentalité nobiliaire, guerrière et chevaleresque. En tout cas,
les Turcs ne sont pas si différents des guerriers occidentaux : quand ils
se rencontrent, comme nous allons le voir, il y a même l’esquisse d’une
reconnaissance réciproque.
Comment réagissent donc les musulmans à l’arrivée des
croisés – qu’ils appellent les Francs –, et quelle impression en retirent-ils ?
D’emblée, il leur est impossible de se persuader qu’ils obéissent à des
motivations religieuses : non, ces gens-là sont venus envahir la terre de
l’Islam et constituent, comme le disent aussi les Byzantins, la race la plus
avide que l’on ait jamais vue. Ils sont très courageux à la guerre, cela, les
musulmans l’admettent volontiers, la charge de leur cavalerie est vraiment
irrésistible : les chefs qui réussissent à tenir tête aux croisés
deviennent aussitôt populaires. Avec le succès de la première croisade et la
fondation du royaume de Jérusalem s’ouvre une période d’escarmouches
continuelles, d’affrontements mais aussi de trêves, de négociations, d’échanges
commerciaux. Le royaume des croisés n’aurait pas pu durer deux siècles s’il n’y
avait pas eu d’innombrables moments de rencontre, de dialogue entre les deux
parties, où tel émir n’a plus envie de faire le djihad et préfère
conclure un accord avec tel prince chrétien, son voisin. Les moments de ce
genre sont nombreux, et nous avons la chance que l’un de ces princes turcs, l’émir
de Césarée, en Syrie, ait écrit un livre contenant un grand nombre d’anecdotes
issues de son expérience personnelle, celle d’un chef musulman qui s’est
beaucoup battu contre les croisés, mais qui a aussi beaucoup négocié et traité
avec eux.
Ce seigneur s’appelle Ousâma Ibn Mounqidh, et dans son livre
nous voyons évoluer son regard sur ces gens bizarres que sont les Francs. Qu’ils
soient bizarres, cela ne fait aucun doute : ils sont grossiers et
ignorants, aux yeux des Turcs comme des Byzantins. Ousâma nous donne des
témoignages de leur grossièreté et de leur ignorance, par exemple dans la
pratique de la médecine. Il raconte que, pendant une période de trêve, un
certain chef croisé lui demanda de lui envoyer un médecin, parce qu’il y avait
des malades que les médecins francs ne parvenaient pas à guérir ; l’émir
envoya donc un médecin, un Arabe chrétien nommé Thabit. Mais le médecin « revint
après moins de dix jours. Nous lui dîmes : Tu n’as pas tardé à guérir ces
malades ! Et il raconta : Ils m’ont présenté un chevalier qui avait
un abcès à une jambe et une femme atteinte de consomption. J’ai fait un
emplâtre au chevalier, l’abcès s’est ouvert et s’est amélioré. J’ai prescrit un
régime à la femme pour rafraîchir son tempérament. Voilà alors qu’arrive un
médecin franc, qui s’exclame : Ce médecin ne sait pas soigner ses patients !
Se tournant vers le chevalier, il lui demande : Que préfères-tu, vivre
avec une seule jambe ou mourir avec les deux ? L’homme ayant répondu qu’il
préférait vivre avec une seule jambe, il ordonna : Amenez-moi un chevalier
vigoureux et une hache bien aiguisée. Et moi » – c’est toujours le médecin
arabe qui raconte – « j’assistais à la scène. Il posa la jambe de l’homme
sur un billot de bois et dit au chevalier : Donne-lui un grand coup de
hache et tranche-la net. Alors, sous mes yeux, il lui donna un premier coup
puis, comme elle n’avait pas été coupée, un second coup. La moelle de la jambe
gicla, et le patient mourut
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