Histoire de croisades
pour la possession de Jérusalem ; et même si, là encore, des
facteurs économiques et politiques entrent en ligne de compte, nous avons tous
le sentiment qu’il y a aussi une motivation religieuse suffisamment forte pour
pousser les gens à mettre leur vie en jeu et à tuer. Au temps dont nous parlons,
les chrétiens voyaient les choses de cette façon-là.
Il n’en reste pas moins que les croisades ont lieu dans une
période où l’Europe se développe, a de l’énergie à revendre et des gens à
expatrier ; car les héritages, à force d’être divisés, finissent par se
réduire à peu de chose. Quand un chevalier n’a qu’un fils tout va bien, s’il en
a deux le cadet se fera moine ou prêtre, mais quand il en a trois, quatre, cinq,
quelqu’un devra s’en aller chercher fortune ailleurs. De fait, la première
croisade se traduisit aussi par une grande conquête territoriale. Les croisés
partirent reprendre Jérusalem à pied, en passant à travers les Balkans et l’Asie
Mineure ; une fois l’Empire byzantin franchi, dès qu’ils arrivèrent en
terre d’Islam, leur but désormais proche, ils commencèrent à conquérir et
occuper de façon stable les territoires qu’ils traversaient. Il en naquit un
royaume, que les croisés appelèrent le royaume de Jérusalem, puisqu’il trouvait
sa légitimité dans une dimension supraterrestre ; toutefois ce royaume, si
nous le dessinons sur nos cartes, comprenait une bonne part de la Syrie, de la
Jordanie, d’Israël, de la Palestine et du Liban actuels, auxquels s’ajouta
ensuite Chypre. C’était un territoire d’une grande ampleur, où les croisés s’établirent
en maîtres, contraignirent les populations locales, qu’elles fussent arabes ou
grecques, musulmanes ou chrétiennes, à travailler dans des conditions de servage,
et mirent sur pied tout l’appareil administratif d’une Église catholique qui n’avait
de sens que pour eux-mêmes. Aujourd’hui les historiens n’hésitent pas à affirmer
que ce fut la première expérience coloniale européenne : c’était la
première fois que les Européens s’essayaient à conquérir un territoire en
dehors de l’Europe occidentale et à y implanter une aristocratie seigneuriale
exploitant à son propre avantage les ressources locales.
Cette dimension coloniale est incontestable, et l’une des difficultés
auxquelles se heurte toute tentative de raconter les croisades est précisément
de trouver l’équilibre entre les deux dimensions : nous devons essayer d’imaginer
ces gens qui, d’un côté, croyaient vraiment à ce qu’ils faisaient, mettaient
leur vie en jeu pour un but qu’ils estimaient agréable à leur Dieu, étaient
fermement convaincus de suivre les traces du Christ en risquant la mort et en
affrontant le martyre, et de l’autre savaient fort bien qu’il y avait là pour
eux une extraordinaire perspective de conquête et d’enrichissement, une
occasion unique de quitter leur petit monde mesquin et d’aller se forger une
position plus élevée dans le nouveau monde, l’Outre-mer, comme on disait alors
– un terme qui rend très bien l’idée de la grande aventure qu’ils avaient
conscience de vivre. L’enthousiasme religieux, qui aujourd’hui est sans doute
difficile à accepter sous cette forme et qui pourtant était bien présent – nous
serions de mauvais historiens si nous ne parvenions pas à l’admettre –, coexistait
sans contradiction avec l’avidité sans frein, la soif impudente d’affirmation
individuelle et de domination féroce.
C’est dans cette double acception que la croisade est restée
une présence vivante dans tout l’Occident pour de nombreuses générations. Plusieurs
siècles durant, les chrétiens y consacrent des ressources, de la puissance
militaire, de l’argent, des vies. Tous, depuis l’empereur et les rois jusqu’au
dernier des paysans, sont prêts à s’engager pour ce qu’ils ressentent comme un
but collectif : défendre les Lieux saints. La croisade est en ce sens une
structure permanente, au-delà des grandes expéditions que nous énumérons, celles
auxquelles participent rois et empereurs : en réalité, des gens partent
continuellement, n’importe qui peut décider de s’en aller soutenir ceux qui
défendent la Terre sainte. On peut aussi décider – c’est déjà un peu plus commode,
mais cela reste coûteux – de laisser par testament de l’argent pour payer des
combattants qui, eux, iront en Terre
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