Histoire de croisades
sainte. Longtemps la croisade demeure un
idéal partagé et une pratique courante ; puis, petit à petit, nous nous
apercevons que les gens commencent à y penser un peu moins, pour de nombreuses
raisons. La première est que les choses se passent très mal : la
reconquête musulmane avance à grands pas, et tous les efforts des Occidentaux
ne servent qu’à la retarder sans pouvoir l’arrêter. Une autre raison est que la
croisade est devenue une institution que les autorités gèrent parfois avec trop
de désinvolture.
Le fait est qu’après la première croisade et la création du
royaume de Jérusalem, face à la riposte musulmane, lorsque l’on se rend compte
que les choses ne s’arrêteront pas là, la croisade devient une institution
juridique. Une expédition est officiellement une croisade quand elle est
déclarée telle par la seule autorité morale que tous les chrétiens d’Occident
reconnaissent à cette époque et qui les unit tous : celle du pape. Alors
tous ceux qui partent ont le droit de coudre une croix sur leur habit et sont
officiellement considérés comme des croisés. Être croisé devient un statut juridique,
en ce sens que l’Église impose de reconnaître des privilèges à ceux qui partent.
Des privilèges modestes mais indispensables : si je pars, le paiement de
mes dettes est suspendu, on ne me confisquera pas mon troupeau ou ma maison
pendant mon absence, et si je meurs mes biens seront couverts par une
disposition légale spécifique afin de garantir que ma famille en bénéficiera. La
croisade, donc, est devenue une institution, et c’est précisément l’un des
motifs qui, à la longue, feront décroître l’enthousiasme des foules.
Nous avons vu plus haut que la croisade ne peut être
proclamée que par le pape ; naturellement, le pontife romain est une
grande autorité morale qui a, à l’époque, un objectif bien précis, celui de s’imposer
comme arbitre de la politique européenne, de convaincre tous les princes d’admettre
sa primauté. La période des croisades est la seule dans l’histoire de l’Europe
(jusqu’à présent) où les papes aient été sérieusement reconnus comme une
autorité politique à laquelle même les rois et les empereurs étaient disposés à
obéir, fût-ce avec réticence. Mais les papes ont toujours eu des adversaires, comme
l’attestent les longs conflits entre la papauté et l’Empire, typiques du Moyen
Âge. Il peut donc arriver qu’à un certain moment tel ou tel pape cède à la
tentation : il y a des ennemis intérieurs, il y a, mettons, l’empereur
Frédéric II qui est un monstre athée, qui protège les hérétiques, tandis que
les bons chrétiens vont se faire tuer en Terre sainte en combattant les
infidèles ; mais si les mécréants sont chez nous, pourquoi ne
pourrions-nous pas proclamer la croisade contre eux aussi ? On peut
imaginer que le pape et les cardinaux en discutèrent longuement, mais finalement
ils décidèrent que c’était possible : pourquoi pas ? Un empereur
hostile au pape, ou bien un réseau clandestin d’hérétiques en Provence ou en
Lombardie, n’étaient pas moins ennemis de Dieu que ne l’étaient les musulmans, là-bas
en Outre-mer.
Alors les papes se mettent à proclamer des croisades contre
leurs ennemis intérieurs, et cela a des conséquences très concrètes : ceux
qui partent pour ces expéditions ont droit à certains privilèges, mais aussi, en
effet, à des financements substantiels, car les croisades ont un coût. Au Moyen
Âge aussi, il fallait de l’argent pour faire la guerre ; chaque croisade
implique des négociations entre l’Eglise et les rois pour décider qui devra
engager quelles dépenses ; les rois sont d’accord pour payer, mais à
condition que le pape les autorise à taxer le clergé de leurs royaumes. Le
clergé n’est pas content, mais si le pape l’ordonne il finit à son tour par
payer, et se console en pensant que c’est pour une bonne cause. Les croisades
contre l’empereur gibelin ou contre les hérétiques cathares sont également
financées de cette façon ; beaucoup de gens y participent en se disant qu’il
y aura beaucoup à gagner, un beau butin à récolter, qu’en plus Dieu sera
content et qu’ils sauveront leur âme. Or les Européens de l’époque n’étaient
pas plus naïfs que nous, et il y en avait aussi qui commençaient à se dire qu’il
est un peu trop commode pour le pape de proclamer la croisade chaque fois
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