Histoire De France 1724-1759 Volume 18
beaucoup vu, esprits vastes, qu'on eût proclamés des génies si la fortune n'avait été contre eux. Fortune? hasard? Non pas. La très-fixe influence de la vieille soutane qui, de Versailles, paralysait la France.
Voyons si leurs affirmations étaient aussi légères, aussi chimériques qu'on a dit.
1 o Ils affirmaient, avec Villars, qu'ici on naît soldat,qu'après vingt ans de paix, le Français rentrerait aux combats aguerri. Cela se trouva vrai, non-seulement dans les attaques, mais dans les résistances, quand en Italie, par exemple, ils soutinrent tout un jour l'orage de la cavalerie de Hongrie et la masse écrasante des cuirassiers de l'Empereur.
2 o Ils disaient l'Autriche au plus bas, très-peu solide en Italie. Et cela se vérifia. En Allemagne même et pour sa défense directe, l'Autriche n'eut que soixante mille hommes. Nous en avions cent mille. Eugène usé, vieilli, regarda, n'agit point.
On objectait vainement les succès de l'Empereur sur la Turquie, ses conquêtes de Passaworitz. Choses antiques, et de quinze années. Tout était changé, et la chance retournée. Il y parut bien, lorsque plus tard la Turquie relevée (en 1739), seule, sans la France, reprit l'ascendant sur l'Autriche et lui arracha la Servie.
Fleury restant, tout était impossible, Fleury partant, tout se pouvait. Il tenait fort. Pour l'arracher de là, il fallait préalablement une chose bien difficile: que, par quelque coup imprévu, le Roi, ce serf de l'habitude, y échappât, sortît du cercle où était enfermée sa vie.
Beaucoup le disaient nettement: «Rien à faire s'il ne prend maîtresse. Contre la vieille femme Fleury, il en faut une jeune qui donne un peu de cœur au Roi.»
Le moment était singulier. Excédé des sottises, des disputes ennuyeuses, le public leur tourna le dos. Une génération toute nouvelle depuis Louis XIV était venue, des hommes de l'âge du Roi, de vingt ouvingt-cinq ans, qui voulaient du nouveau. Ce qui fut neuf vraiment, c'est que, pour un moment, le froid plaisir ne fut plus à la mode. L'esprit galant céda. On crut aimer vraiment. On fut amoureux de l'amour.
Les arts lyriques nous menaient à cela. Leur réveil fut la danse vers 1728, la mimique passionnée. Tout fut changé quand la noble élégance de la Salé fut remplacée par la figure étrange de la fée du Midi, la romaine-espagnole, la Cupi-Camargo. Sous elle, le théâtre brûlait. On ne sait quelle force ardente et sombre était en cette personne laide qui troublait les cœurs, rendait fou. Elle était malheureuse, et à chaque instant enlevée.
La musique suivit, et l'on en fit partout. Contre le vieux Lulli, qui rappelle trop Louis XIV surgit l'austère Rameau, qu'on appela Newton de la musique. Voltaire lui fait Samson . On chante l'opéra dans les brillants salons des Fermiers généraux, chez la Popelinière et l'aimable Deshaies, sa muse. Chez Samuel Bernard et son amie, madame de Fontaine Martel, leurs filles de beauté renommée (madame Dupin et milady Kingston) avec Voltaire jouaient la tragédie.
C'est dans cette atmosphère de femmes, dans cet air chaud d'art et d'amour, qu'il trouva une perle, la première chose humaine qu'il eût pu faire encore. Il sent, à trente-sept ans, son cœur. Au printemps (1732), un moment échappé à madame Fontaine Martel, seul à Arcueil chez madame de Guise, en vingt-deux jours il fait Zaïre .
«Pièce chrétienne,» dit-il. Mais le vif intérêt est pour un musulman, le noble et touchant Orosmane. Lepacha Bonneval avait mis les Turcs à la mode. Orosmane n'est pas aussi ridicule qu'on a dit. C'est le Saladin de l'histoire, chevaleresque et généreux. S'il est Français, d'autant plus il nous touche. Il est nous , et on est pour lui (plus qu'on ne serait pour un Maure, comme Othello). Les chrétiens discoureurs, Nérestan, Châtillon, déplaisent furieusement au public; ils viennent à contre-temps. On enverrait au diable bien volontiers ces fanatiques. Bref, le drame, avec ses sermons, ce verbiage qui ne trompait personne, pour l'effet est anti-chrétien.
La pièce n'est pas forte, mais charmante, au point du public, juste au point des acteurs, de l'actrice qui fit Zaïre. Mademoiselle Gaussin n'eut pas les dons sublimes et puissants de la Lecouvreur. Elle était faible, douce, timide. Elle annonçait quinze ans (à vingt). Elle excellait au simple, et dans l'adorable ignorance (par exemple dans l'Agnès de l' École des femmes ). C'était réellement une excellente
Weitere Kostenlose Bücher