Histoire De France 1758-1789, Volume 19
lectrice, demoiselle de compagnie.
Le règne de ces demoiselles, femmes de chambre, etc., est un trait de cette époque. Les hommes étaient si indiscrets que les dames s'en tenaient souvent aux amitiés féminines, à ces petites amies. Nombre d'elles avaient leur Julie, leur mademoiselle de Beaumont, c'est le nom féminin d'Éon, que le Roi envoie en Russie.
La Russie était le champ que l'intrigue européenne disputait. Élisabeth, la fille de Pierre le Grand, fut mise au trône par l'audace du Français la Chétardie. Mais son chancelier, Bestuchef, domina, la fit anglaise. Pour la rattacher à la France en 1755, on imagina à Versailles de lui donner une jolie demoiselle de compagnie.
La chose n'était pas sans danger. Un Français envoyé déjà avait étrangement péri. Éon n'avait rien à perdre. C'était un jeune Bourguignon, déterminé. Fils d'avocat, il avait essayé les lettres, il avait fait deux gros livres. Il avait écrit chez Fréron. Grécourt, le fameux satyre, le présenta à Conti. Il avait alors vingt-six ans, et il avait la figure d'une demoiselle de dix-huit. Conti dans ses grands projets de Pologne, de Russie même (rêvant d'épouser la Czarine), montraà la Pompadour, au Roi, ce jeune amphibie, l'original très-réel de Chérubin, de Faublas. On l'envoya, on réussit. La bonne dame Élisabeth, au milieu de son sérail d'ours, fut ravie de la surprise. Elle en sut gré à Louis XV. Elle s'unit à la France pour anéantir la Prusse, que d'ailleurs elle détestait. Elle témoigna, sans gêne, combien elle aimait Éon, en le chargeant (chose étonnante) de ce que le plus grand seigneur eût demandé, de porter au roi de France ce traité si important.
Cela fit parler de lui. On commença à débattre s'il était vraiment homme ou femme, ou tous les deux à la fois. En guerre, certes, il était homme; il brilla, fut capitaine. Il était grand ferrailleur. C'était une tête de feu pour l'épée et pour la plume. Mais tout était dans le cerveau. Les dames disaient qu'il était femme, et pourtant à ce sujet n'en restaient pas moins curieuses, avec un danger réel, au moins pour leur réputation.
Quand il s'agit de faire la paix, Versailles envoya à Londres le plus aimable des Français, le bon duc de Nivernais, et, pour occuper les Anglaises, ce brillant, ce douteux Éon. La jeune reine d'Angleterre, une Allemande, Sophie-Charlotte, mariée à son lourd George III, était passionnée pour la France, comme sa belle-mère, autre Allemande, dont l'amant, l'Écossais Bute, gouvernait alors l'Angleterre. Ces dames furent aussi curieuses. Sophie-Charlotte, si jeune, fit l'extraordinaire imprudence de faire venir chez elle Éon.
Versailles, très-certainement, avait spéculé là-dessus.On avait compté qu'il plairait, comme il avait fait en Russie. S'il n'eut pas le même succès, il en eut du moins l'apparence. Lord Bute, pour envoyer la ratification du Roi, eut ce ménagement singulier de ne pas choisir un lord qui eût triomphé à Versailles. Il envoya un Français, et ce jeune secrétaire, Éon!... Chose si contraire aux usages, que le ministre Praslin se refusait à le croire. Nivernais lui dit finement: «Cher ami, vous êtes une bête. Vous ne savez pas à quel point nous sommes aimés ici» (lettre de février 1763).
Il eut la croix de Saint-Louis, et on le renvoya à Londres. L'opposition eût voulu dans le traité ce mot cruel: que la France n'aurait plus que tant de vaisseaux. Elle voulait que réellement on exécutât Dunkerque, qu'on n'y laissât pas une pierre. Chose inutile à l'Angleterre (Pitt lui-même en convenait), simple outrage, insulte amère, que les deux bonnes Allemandes tâchaient de nous épargner. Cinq mois durant on traîna, et nombre de fois Éon alla raffermir le zèle de notre amie, Sophie-Charlotte, sans qui Bute aurait cédé. Ces conférences mystérieuses (dans la crainte de l'opposition) n'étaient pourtant pas trop secrètes; on a les billets d'audience du maître des cérémonies. Ce fut le malheur de la vie pour la pauvre petite reine. On inquiéta George III, on dit que Sophie-Charlotte avait été en Allemagne déjà connue et surprise par la fausse demoiselle, que George IV était son fils (chose impossible par les dates).
Choiseul était si étourdi, ou si faible pour Praslin, qu'il le laissa désigner pour successeur de Nivernais,dans cette délicate ambassade, un Guerchy, dont le vrai mérite était la beauté de sa femme. Praslin n'y vit que
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