Histoire De France 1758-1789, Volume 19
point du tout. On persévère dans le plan d'enlèvement. D'abord on essaie d'attirer Éon dans un guet-apens, un duel avec ce Vergy, où l'on aurait happé l'homme. Mais les Anglais s'y opposent. Notre ambassadeur Guerchy alors se rapproche d'Éon, l'apaise,l'invite à souper, et par son écuyer Chazal met de l'opium dans son vin. Endormi on eût pu le prendre. Cela manqua. Alors Guerchy fit sauver l'empoisonneur, et désespéré pria Vergy d'assassiner Éon(?).
Ce qui est sûr, c'est que quelqu'un chez Praslin s'était chargé d'amener Éon « mort ou vif » ( Bout. , I, 321), que Praslin rassurait le roi, disait qu'on ne le tuerait pas.
Guerchy nie. Éon affirme. Il porte la chose au plein jour devant le grand Jury de Londres. Ce Jury déclare l'accusation valable, accepte le témoignage de Vergy, qui se repent, dit lui-même qu'on le subornait pour ce crime. Vergy le répéta encore dans une brochure terrible. ( Lettre à M. de Choiseul , V. Bachaumont, t. II, 26 nov. 1764).
Éon acheta-t-il Vergy? Avec quoi? il mourait de faim. Mais Choiseul, Praslin, Guerchy, avaient tout l'argent de la France et pouvaient richement payer un coup de terreur sur l'agence du roi (et sur le roi même).
Guerchy était ambassadeur. Il décline le tribunal populaire du Jury de Londres. Mais tout ambassadeur qu'il est, il accepte des juges anglais. Il fait évoquer l'affaire par le Banc du roi, qui l'étouffe et ne blanchit pas Guerchy. Pourquoi celui-ci fait-il disparaître l'homme essentiel, celui qui aurait versé l'opium? Et pourquoi lui-même Guerchy n'ose-t-il rester en Angleterre, quitte-t-il cette belle ambassade? On verra que Louis XV, le Dauphin et Louis XVI se posèrent ces questions, et se firent sur tout cela une idée très-arrêtée. Derrière Guerchy, ils virent Praslin,et derrière Praslin, Choiseul. Ils ne doutèrent pas que Choiseul n'eût autorisé l'opium, et sur cela le jugèrent (sans doute à tort) empoisonneur.
Ce qui étonne dans un homme d'autant d'esprit que Choiseul, c'est qu'il crut tromper Éon. Le 14 novembre, espérant prévenir ce honteux procès, il lui écrit une douce lettre, et tout entière de sa main, pour lui dire, à ce cher Éon , de revenir au plus tôt; il le placera dans l'armée. Éon savait parfaitement que Choiseul, Praslin, c'était le même homme. Le piège était trop grossier. Le cuisinier a beau cacher aux canards le grand couteau, et leur dire: «Petits! petits!» les petits fuient encore plus fort.
Ayant tant besoin des Anglais, devenus leurs juges, les Choiseul laissèrent aller l'affaire de Dunkerque. Ils burent la honte complète. Et ils en eurent une autre encore: c'est que le peuple de Londres, furieux de voir les recors français opérer chez lui comme sur le pavé de Paris, jura que, si on touchait Éon, l'ambassadeur et l'ambassade à l'instant seraient mis en pièces.
Tout retomba sur le roi. Les Choiseul l'avaient déjà réduit à employer Laverdy. Ils le réduisirent au point d'implorer M. de Sartine, le lieutenant de police. Effaré dans ses mensonges opposés, il perdait la tête, ne s'y reconnaissait plus. Dans une lettre il dit: «Je m'embrouille» (17 janvier 1765). Cela n'était que trop vrai. En arrêtant les messages qu'il envoyait à Éon, ils l'obligèrent de prier Sartine de sauver ces agents.
Enfin, pour lui faire entendre que tout était inutile,ils lui faisaient arriver ses mystérieuses dépêches par la poste décachetées . Le cabinet noir s'amusait des secrets de Louis XV. Mais, comme des magisters intraitables, Choiseul, Praslin, n'étaient pas contents encore du châtiment. Ils voulaient que le coupable avouât ( Boutaric , I, 127).
Pourquoi l'avilir jusque-là? Était-ce une vaine fureur? Non. On espérait le briser au point que dans son lit même il subît le tyran femelle que lui donneraient les Choiseul.
Le ministère des ministères, c'était certainement le poste de la maîtresse officielle. Ce personnage historique allait disparaître du monde. Usée de tant d'activité, pulmonique, elle traînait. Elle eût voulu, in extremis , ramener l'opinion. Ses amis faisaient valoir l'intérêt qu'elle prenait aux Économistes, la comédie qu'elle arrangea d'obtenir que Louis XV donnât des armes à Quesnay, imprimât de ses mains royales quelques feuilles de ses livres.
Mais, au milieu de tout cela, elle se sentait cruellement haïe de la nation. Elle avait la Bastille, les prisons d'État. Ses geôliers exploitaient ses peurs de femme;
Weitere Kostenlose Bücher